L’année dernière, Aleksandra Kurzak a été Desdémone à Hambourg, après une prise de rôle à Vienne, où elle a conquis le public, en dépit d’une mise en scène obscure à tous les sens du terme. Pour sa troisième Desdémone, où elle retrouve Roberto Alagna à son troisième Otello, elle emporte tous les suffrages à l’Opéra de Paris où, dans la production classique d’Andrei Serban, elle rayonne par son jeu de comédienne autant que par son chant.
Confrontée aux injustes accusations d’Otello, trop loyale pour comprendre quel mécanisme infernal l’entraine sur les marches de l’enfer, Desdémone, passe du bonheur à une incompréhensible douleur et Aleksandra Kurzak révèle l’angoisse qui la torture sans que sa douleur entame jamais son amour pour Otello.
Lorsqu’elle perd pied en face d’accusations horribles, elle se raccroche héroïquement à l’amour et, jusqu’à « l’heure de sa mort », elle se bat pour vivre, aimer et défendre la vérité qui pourrait la sauver.
Son seul mensonge est un pathétique mensonge d’amour. Mourant de la main d’Otello, elle s’accuse de s’être tuée elle-même pour le sauver.
Tombée dans un piège diabolique, Aleksandra montre son personnage qui souffre et se débat comme une bête marquée au fer qui ne peut pas comprendre pourquoi celui qui devrait la protéger est celui qui lui inflige une telle souffrance.
Si un autre l’accusait avec une telle injustice, c’est vers lui qu’elle se tournerait, lui, Otello, son incompréhensible bourreau.
Lorsque son désarroi se traduit par un appel désespéré à Emila avant l’Ave Maria, auquel elle donne une douceur arachnéenne, Aleksandra Kurzak bouleverse la salle jusqu’au cœur.
Dans son interprétation de grande tragédienne shakespearienne, Aleksandra Kurzak justifie pleinement les mots qu’Otello lui adresse dans la pièce de Shakespeare : « You are my fair warrior ! ». Sa Desdémone est un altier guerrier de l’amour, Boito se trompe (mais c’est le regard de son époque sur les femmes qui l’y incite) sur ce caractère en mettant ces mots dans sa bouche à elle. Mais, par la force et la conviction de son jeu, Aleksandra Kurzak fait oublier ce détournement du texte et rétablit la vérité d’un personnage dont elle sait rendre l’amour sans mièvrerie et le désespoir sans renoncement. Avec sa voix dans sa plénitude et son jeu, Aleksandra Kurzak prouve qu’elle est capable d’incarner, vocalement et scéniquement, toutes les héroïnes qui nous font rêver.
Qu’en face de cette Desdémone, tour à tour sensuelle et évanescente, au charme et à la grâce irrésistibles, au chant toujours plus beau, si Otello ne passe pas pour un monstre haïssable, c’est que Roberto Alagna a vraiment changé notre regard.
© texte et photos Jacqueline Dauxois
Annexe sur le spectacle
Représentations avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak les 7, 10, 13, 16, 20, 23, 26 et 29 mars 2019.
La mise en scène est d’Andrei Serban (décros Peter Pabst, costumes Graciela Galn, lumières Joël Hourbeigt). Sensible et intelligente, la direction d’orchestre de Bertrand de Billy respecte les chanteurs (chef des chœurs José Luis Basso).
George Gagnidze, qui avait été Tonio dans Pagliaccio, avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, au Metropolitan l’année dernière, est un Iago convainquant. Sa stature puissante est utilisée en contraste avec l’agilité de fauve d’Alagna. Son interprétation, dans le droit fil de l’Otello d’Alagna, renonce à toute forme d’outrance.
Il n’y a pas de rôles secondaires dans Otello, aussi faut-il tous les citer, Marie Gautrot, noble Emilia ; Frédéric Antoun, fougueux Cassio aussi bon chanteur que chaleureux comédien : « heureusement que je ne chante pas Otello, tu as vu le rôle ? comment fait-il ? » ; Roderigo, Allessandro Liberatore, ce Romain, qui souffre du climat parisien : « d’habitude je chante Alfredo, mais pour l’avoir pour partenaire, lui, et eux tous, j’accepte un petit rôle. » Paul Gay, Lodovico impressionnant de majesté et Thomas Dear, très bon Montano, complètent cette distribution homogène et de très haut niveau.