Contre Dieu, tu peux peut-être lutter, parce que tu peux lutter
contre l’amour. C’est dur, mais tu peux. Contre le Mal, tu ne peux pas,
c’est ce qui est horrible.
Roberto Alagna
En 2014, Roberto Alagna chante Otello aux Chorégies d’Orange pour la première fois. Il reprend le rôle en 2018, à l’Opéra de Vienne et, en 2019, à l’Opéra de Paris Bastille.
LA RÉVÉLATION D’ORANGE
Jusqu’à lui, l’image d’Othello dans les arts, y compris de la scène, est celle d’un mari sauvage et cruel qui assassine par jalousie aveugle la créature idéale dont il est le seul à ne pas s’apercevoir qu’elle n’est pas coupable
En révélant un Otello différent pour sa prise de rôle, Alagna fait aimer non plus seulement un ténor qui incarne un personnage, mais aussi le personnage qu’il donne à voir à travers un filtre d’amour. Ce filtre, dénominateur commun de tous ses héros, il ne l’invente pas :
« Ce que j’apprends sur mes personnages, c’est par la littérature. Chaque fois, je me mets dans cette situation. Je vais dans le réalisme. C’est ce qui me donne les clefs de ces personnages et qui me les fait découvrir. » (1)
Il a lu Shakespeare en cinq ou six langues, et connaît les derniers mots d’Othello avant de se tuer :
« … quand vous raconterez ces événements malheureux, parlez de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, et n’ajoutez rien par malice : alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse mais avec trop d’amour ; d’un homme peu accessible à la jalousie, mais, si on l’ébranle, tourmenté à l’excès ; d’un homme dont la main, semblable à l’ignorant Indien, rejeta une perle de plus grand prix que sa tribu entière ; d’un homme dont les yeux qui n’en peuvent plus, bien qu’il n’ait pas l’habitude de s’attendrir, versent des larmes aussi abondantes que les arbres de l’Arabie leur gomme bienfaisante. » (2)
C’est textuellement ce dont rend compte la musique de Verdi avec la reprise du thème du baiser au moment de la mort.
C’est exactement ce que donne Alagna sur la scène d’Orange.
Il explique son approche, très personnelle :
« Pour moi, le drame d’Otello n’est pas la jalousie, c’est d’abord celui de l’intégration, de l’acceptation de l’autre et de la hiérarchie presque raciale.
« Otello, s’il n’avait pas été un Maure, il n’y aurait pas eu d’histoire. Ça dérange que ce soldat venu de rien, venu de l’esclavage, arrive au plus haut poste. Qu’il ait cette femme blanche, pure, belle, noble, plus jeune est ce qui dérange le plus, il le sait, c’est pour ça qu’il y a une tempête en lui.
« D’ailleurs, au moment de l’Esultate, il dit un mot incroyable : Réjouissez-vous, le musulman est au fond de la mer, mais c’est lui le musulman qui est au fond de la mer ! Il a réussi à vaincre ce qu’il est pour s’intégrer et arriver à entrer dans cette société jusqu’à oublier ses origines.
« Otello aimera Desdémone jusqu’à la mort, mais il se dit, je ne suis pas digne de ne pas être trahi puisque j’ai trahi les miens en me trahissant moi-même. » (3)
Il n’a donc pas fait surgir son Otello d’une manche de prestidigitateur. Il n’aurait convaincu personne.
Son exploit a été de faire aimer un personnage que personne n’aime. Pavarotti, lorsqu’il disait qu’il ne voulait pas le chanter parce que c’était un méchant, traduisait l’opinion générale.
Paradoxe, Alagna non plus ne veut pas chanter un méchant. Il révèle alors en simultané deux visages apparemment contradictoires d’Otello qu’il intègre l’un à l’autre. Tout ce qu’il y a en lui d’inusable jeunesse, son allure, son sourire parfois presqu’enfantin, des regards où brûle une flamme, tout lui sert à juxtaposer un amoureux de quinze ans au guerrier qui aime pour la première fois. Mais Otello ne peut pas avoir quinze ans pour la première fois à son âge sans se mettre en danger de mort.
Loin de l’Otello traditionnel, Alagna a donné à voir un héros superbe et triomphant qui descend tous les degrés de l’enfer sans crier ni hurler et qui touche le cœur.
Étonné et séduit par un personnage dont il ignorait qu’il pouvait l’aimer, le public a ovationné passionnément ce nouvel Otello, la presse l’a louangé.
Mais sur le fond de ce qu’il a fait, ce bouleversement complet du personnage, rien.
En attendant que la critique s’avise de la nouveauté et de la modernité qu’Alagna révèle dans un personnage qu’il rend proche de son public, comme l’ancien Otello l’était des spectateurs d’une autre époque, on attend avec curiosité le peintre ou l’illustrateur qui osera, comme lui, mettre l’amour crucifié au lieu de la bestialité sur le visage du Maure.
LE DÉFI DE VIENNE
Lorsqu’il reprend le rôle à Vienne, quatre ans plus tard, la mise en scène déjà connue, expressionniste, avec de éclats ténébreux, cadre idéal pour présenter l’ancien Otello, est en contradiction totale avec celui d’Orange.
Il a relevé le défi.
Sous un maquillage très foncé, avec des dreadlocks qui lui dévalent jusqu’à la taille, dans un décor aride, derrière des grillages montés sur des panneaux mobiles, dans l’obscurité, au fond de la scène, sous des éclairages d’un bleu cru et cruel, alors que tout était mis en place pour souligner la traditionnelle noirceur d’un Otello psychorigide, il a continué de révéler le sien avec tant de force et une telle présence en scène que la douloureuse et violente fragilité de l’Otello d’Orange était plus émouvante alors que tout semblait la rejeter : Esultate chanté au fond de la scène, les duos dans l’obscurité, Dio mi potevi derrière un grillage à croisillons qui dissimule aussi l’assassinat de Desdémone qui, à peine morte, disparait en coulisses – et Otello chante la fin sans elle, tout seul en scène, éclairé d’une lumière bleue. Il faisait pleurer tout de même, la salle l’ovationnait, lui qui parvenait à donner du sens à une mise en images qui n’en avait plus.
Il y a quelqu’un à qui la nouveauté de cet Otello, tendre tueur, amant déchiré qui meurt de tuer son amour, n’a pas échappé, c’est Dominique Meyer, le directeur de l’Opéra de Vienne.
Le soir de la première, après l’ovation debout qui a transporté les spectateurs, il a dit à Roberto Alagna, cueilli en coulisses dans son costume et son maquillage de scène, qu’il venait « enfin » d’assister à Otello.
LE TROISIÈME OTELLO
LA GLORIA E IL PARADISO
À Paris, dans le spectacle d’Andrei Serban, créé en 2004, le rideau se lève sur la tempête qui rugit à l’orchestre. Sur scène, répondent des projections, déferlements de vagues et de nuages portés par des accents de Dies Ira. Dans le tumulte de ces déchaînements visuels, orchestraux et vocaux, Roberto Alagna, dans l’uniforme d’Otello, apparait, lui seul éclairé au-dessus de la foule, et lance à pleine voix, lyrique, héroïque et puissant l’Esultate de la victoire.
Après la gloire, l’amour et, avec sa capacité de changer d’âge et de visage, il fait découvrir la troublante ambiguïté de ce triomphateur qui, dans Già nelle notte densa, montre un Roméo de quinze ans qui habite Otello, le guerrier. Mais l’amour c’est comme la bataille, il faut savoir. Otello ne sait pas. Il a consommé, mais il aime pour la première fois à un âge où d’habitude on recommence. Il en est si bouleversé qu’il retourne sur le terrain qu’il connait : Il fait de Desdémone sa vivante couronne de gloire, ce qui va contribuer à le perdre, à l’empêcher de la comprendre pour se fier aveuglément à l’amitié d’un compagnon d’armes. Alors que son instinct de guerrier pressent la menace, son ignorance de l’amour le prive des moyens d’échapper à l’avenir inconnu de son destin : l’ignoto avvenir del mio destino. Au comble de l’exaltation guerrière (il vient de rempoter la victoire) et amoureuse (dans Boito, contrairement à Shakespeare, c’est sa nuit de noces) il invoque à la foi la gloria, il paradiso e gli astri pour bénir ce prodigieux état de grâce et la mort pour sceller le momento supremo. Le déchirement de son âme a commencé avant la venue du maudit.
à l’Opéra de Paris.
Il ne sait pas que Iago, entré en scène avant lui, appelle la mort sur lui avec une haine qui, dans Shakespeare, s’étend aux dignitaires, aux membres du Conseil, au père de Desdémone, aux proches du Doge et au Doge même.
À l’opéra, elle se concentre dans le méprisant : Ecco il leone, Voici le lion, qui vise d’abord Otello, le lion de Venise, et, à travers lui, éclabousse de méprisante haine le lion ailé, symbole de saint Marc et emblème de Venise – et aussi le nom du bateau amiral que Iago a souhaité voir sombrer.
Iago, qui revendique une haine satanique, se présente comme un démon : Ti spinge il tuo dimone/ E il tuo dimon son io, ton démon te pousse et ton démon c’est moi, et affirme, à la fin de son credo démoniaque, que le Ciel est une vieille fable.
LE RETOUR DU GUÉPARD
Depuis que Roberto Alagna a mis en pièces le vieil Otello qui crie et gesticule, Iago ne peut guère hurler tout seul. Il le pourrait dans son Credo, mais s’en dispense. Cette retenue décuple sa puissance maléfique et ce n’est plus à des vitupérations que succombe Otello, mais à une amitié hypocrite, onctueuse, mielleuse. Lorsqu’Otello saute à la gorge de Iago, ce que le spectateur attend avec impatience, on revoit le guépard d’Orange. Ce fauve cruel, pourquoi l’avait-on entravé à Vienne ?
Roberto Alagna bondissant sur le géant George Gagnidze, ce n’est pas seulement une belle image de David contre Goliath, c’est la fureur d’Otello, réduit à la violence, pour échapper à la tenaille de l’enfer. On le voit féroce, prêt à tuer, on voit ses yeux qui fulgurent, son visage qui change, devient méconnaissable, c’est le visage d’Otello. C’est celui d’Alagna. Aussi.
ORA E PER SEMPRE ADDIO
Si on oublie qu’Otello a identifié Desdémone à sa gloire – mais Alagna ne le laisse pas oublier -, on passe à côté de Ora et per sempre addio, maintenant et pour toujours adieu.
L’ arioso ne parle que de troupes, de victoire, de javelots, de coursiers ailés, de bannière triomphale et sacrée – comme son amour ne peut être que triomphal et sacré, ou alors il l’anéantit -, de sonneries, de clameurs de bataille et d’hymnes militaires. Il termine en déclarant que c’est la fin de la gloria d’Otello.
Donc Ora et per sempre addio est un adieu aux armes.
Alors pourquoi Alagna en fait-il un chant d’amour désespéré ?
Parce que c’est un chant d’amour désespéré.
Juste avant, il a reproché à Iago de l’avoir lié à la croix, il a évoqué la luxure, les lèvres menteuses, il vient de prononcer le nom de Cassio et, brusquement, sans un mot de transition, il change son élégie en un adieu aux armes aussi extraordinaire qu’inattendu. Il n’est pas inattendu, si on se souvient qu’Otello assimile Desdémone à la gloire militaire. Il la croit adultère, il l’a perdue, il a donc perdu sa gloire et son adieu aux armes est un adieu à l’amour. Son vocabulaire militaire, ce sont ses mots d’amour, il n’en a pas d’autres.
La musique et le texte le disent, Alagna le montre, la mise en scène l’illustre. Génial !
A ce moment, Otello aime d’un amour de quinze ans, car il était un guerrier avant de connaître Desdémone, il pourrait la chasser, la tuer, et continuer sa carrière militaire comme d’autres l’ont fait. Il ne peut pas parce qu’elle est sa gloire. Aussi, lorsqu’il prend le drapeau avec lequel il se tuera, il ne le tient pas comme lorsqu’il va à la bataille, il le serre sur sa poitrine, il l’aime comme il voudrait encore aimer sa femme et dit à son drapeau le désespoir d’amour dont il est incapable de parler avec elle.
Si Desdémone n’était pas pour lui l’incantation de sa gloire, pourquoi dans le Nium mi tema, Que nul ne me redoute, alors qu’il est parvenu au bout de son chemin, qu’il l’a tuée et va se tuer, pourquoi invoquerait-il encore sa gloire : Oh ! Gloria ! une dernière fois ? Et pourquoi prendrait-il le drapeau pour s’enfoncer la pointe dans le corps – au lieu du poignard prescrit par le livret ? Il se tue avec l’instrument qui le conduisait à la gloire incarnée par Desdémone. Le changement apporté par la mise en scène n’est pas un détournement.
DIO VENDICATOR
Avec une science du mal infernale, à chaque refus d’Otello, à chaque exigence de vérité, chaque fois qu’il réclame une preuve, Iago l’entraîne plus loin dans le doute et la souffrance. Lui arracher des cris de douleur ne suffit pas, le crucifier ne suffit pas, il fait naître en lui, après l’abattement, une sombre exultation et, c’est invoquant avec lui le Ciel dans lequel il a proclamé qu’il ne croit pas, qu’il le pousse en enfer.
Otello est tellement aveuglé de douleur, sa passion l’entraîne avec tant de violence, qu’il se jette à corps et âme perdus dans un duo qu’il ne perçoit pas comme satanique, où se succèdent dans la fureur, les appels au sang, les invocations à la mort, les cris de vengeance et le serment de tuer Desdémone. Le crescendo maléfique culmine avec avec l’appel sacrilège au Dio vendicator, le Dieu vengeur. Lui, qui appelait sur son amour de paradis les bénédictions des astres, quand il prête le serment de mort, c’est à Dieu qu’il s’adresse non plus à d’incertaines divinités.
C’est devant Dieu qu’il prête un serment maudit. Dieu, vieille fable pour Iago, donc le serment de Iago ne l’engage à rien. Mais Otello y croit et devient sacrilège. Dieu ne peut pas être témoin d’un assassinat prémédité. C’est l’affaire du diable. À l’époque de Verdi, tout le monde en avait conscience. Si cette connaissance est oubliée aujourd’hui, la musique et le visage d’Alagna, transporté par une exultation effrayante, rendent compte des sentiments perdus.
Ce duo infernal est l’un des plus beaux duos d’hommes qui se puisse entendre avec celui de Don Carlo, Dieu, tu semas dans nos âmes/ Dio, che nell’alma infondere, de Don Carlo. C’est aussi son exact contraire.
L’acte I s’achevait dans le bonheur d’un appel à la mort qui était appel à l’éternel amour.
Le rideau de l’entracte tombe sur le deuxième, celui de la destruction de la confiance d’amour et du serment sacrilège.
DIO MI POTEVI
Les actes II et III montrent l’exécution impitoyable d’une Desdémone innocente qu’Otello a condamnée sans l’entendre et qui se suicide après l’avoir tuée.
L’exécution se fait en deux temps.
D’abord publique et symbolique, devant les dignitaires de Chypre et les représentants de Venise, la Sovrana Maesta, Souveraine Majesté. Possédé par Satan qu’il a invoqué croyant s’adresser à Dieu dans son aveuglement, il jette Desdémone par terre, et lui ordonne de pleurer : A terra ! e piangi ! Un moment après l’avoir humiliée devant tous, bouleversé par ce qu’il lui a fait, il s’évanouit. C’est là que Iago ricane : Ecco il leone !
La scène annonce la double mort et cet extraordinaire : Uccidere non voglio/L’anima tua, Je ne veux pas tuer/Ton âme, à la fin de l’opéra. Lui, qui a perdu la sienne, veut sauver celle de Desdémone.
En attendant, il se retrouve seul en scène pour Dio mi potevi.
Comme il a changé depuis le premier duo, quand il nommait les trois marches de son bonheur : la gloria, il paradiso e gli astri.
Et comme il est différent aussi de celui qui dans Ora et per sempre addio ne parlait que de guerre, ne voyait Desdémone qu’à travers sa gloire militaire. Il croyait l’aimer alors, il cajolait sa victoire en elle, le désir le brûlait, mais l’amour, le véritable amour, c’est dans le désespoir et c’est en son absence qu’il le déclare. Il le déclare à Dieu, dont il fait son confident dans ce qui, cette fois, est vraiment son adieu à l’amour. Pas un mot de vocabulaire militaire, pas un appel à la gloire, pas un souvenir de victoire ; le désespoir nu de l’homme à qui on a ravagé le coeur : Spento è quel sol, quel sorriso, quel raggio, Éteint est ce soleil, ce sourire, ce rayon.
Sacrilège depuis qu’il a prêté ce serment maudit, Otello ne peut plus s’adresser à Dieu comme à un père, aussi il le prend à parti.
Ce monologue a longtemps contribué à caricaturer Otello, mari trompé, coq outragé et fulminant, c’était le reflet d’une autre époque où le mot de cocu faisait entrer les hommes en transes. Otello tout seul à ce moment se démenait comme s’il avait encore Iago à ses côtés pour le pousser au crime.
La vision de Roberto Alagna, c’est tout le contraire. Il déchire le cœur et l’âme d’Otello, il y trouve, non la colère et la vengeance, rien que l’amour. Otello, seul, ne sait plus qu’il existe un Dio vindicator, il redevient celui de la première nuit d’amour. Il n’est donc pas sur une pente inéluctable et il faudrait peu de chose pour qu’il prenne conscience qu’il peut aimer encore parce qu’il est aimé toujours. Un Otello pareil, comment Desdémone pourrait-elle ne pas l’aimer et le public comment pourrait-il… ?
UN ALTRO BACIO
L’Otello de Roberto Alagna a été donné trois fois, dans trois lieux prestigieux. Mais c’est seulement la troisième fois, à l’Opéra de Paris, que le spectateur a assisté à la mort du héros.
À Orange, la fin était si mal éclairée qu’Otello, se poignardant et tombant à la renverse sur le corps de Desdémone, n’a pas été vu de la moitié des gradins. À Vienne, on ne l’a même pas vu tuer Desdémone : il était dans les ténèbres, caché par des grillages soutenus par des cadres de bois. Or, chantée et jouée par Roberto Alagna, cette fin est si bouleversante et plonge si loin dans la vérité de l’amour et la mort confondus qu’on mesure ce qu’on nous a volé, deux fois de suite. C’est beaucoup. Parce que, lui, c’est certain, chaque fois, il a tout donné, son visage avec sa voix.
La fin imaginée par Serban n’est pas très facile, mais au lieu d’entraver Alagna, les difficultés le servent, et servent le spectacle, parce qu’il s’investit dans tout, le maquillage, le costume, les gestes, il a tout travaillé. Il est venu tuer nu tête, puis avec un turban noir, il a été habillé jusqu’au cou, le manteau fermé, il a ouvert le manteau et découvert sa poitrine entre les pans pour respirer la mort à pleins poumons, se remplir d’elle comme un athlète d’air avant de plonger dans une mortelle apnée.
La mise en scène veut qu’il se dessine, assis à la coiffeuse où Desdémone se tenait un moment avant, des peintures tribales sur le visage. Non, ne protestez pas, ce n’est ni dans Shakespeare ni dans Boito, d’accord, on n’est pas dans le contre-sens non plus, l’idée est inattendue sans être absurde. Ce haut gradé de l’armée vénitienne est un Maure, il a été esclave, c’est dans le livret, il peut avoir connu ces rituels. La première fois, en répétition, son geste pour se peindre était celui de Canio. Le lendemain, il avait trouvé celui d’Otello qui redevient un sauvage avant d’assassiner Desdémone. Comment a-t-il fait ? Il l’a fait.
Dans le rituel barbare qu’il instaure autour de la mort de Desdémone, il lance des volées de plumes d’oiseau noir autour du lit où, pour le moment, elle dort – et on la voit dormir et on le voit lancer les plumes comme un semeur de mort. On entend et on voit les plumes qui tombent comme une pluie mortelle autour du lit surélevé et incliné devant la salle .
Il la tue, elle tombe au pied du lit, en avant, vers la salle, normalement allongée, visible de partout. Il lui dit qu’elle est belle, il ne parle pas un chiffon, comme à Vienne où Desdémone elle était reléguée dans les coulisses. Il veut un baiser, parce qu’elle est là.
Visible aussi, debout sur le lit, il se tue avec la pointe du drapeau. Où qu’on se trouve dans la salle, on le voit. L’image est d’une violence sidérante. Parce qu’on ne s’enfonce pas et surtout on ne s’arrache pas du corps de la même manière un poignard qu’une hampe de drapeau.
À Orange, pendant les essayages, il avait soulevé la question. Il trouvait tous les poignards qu’on lui proposait trop petits à cause des dimensions du plateau et des neuf neuf mille spectateurs. Il ne se trompait pas, la moitié du public de l’hémicycle n’a pas vu comment il se tuait, ni même qu’il se tuait, pourtant il avait donné à son geste toute l’ampleur possible, il ne peut rien contre l’obscurité.
Qu’il se tue avec le drapeau apporte un supplément d’âme. Ce drapeau, brodé du lion de Venise, c’est le sien, c’est en le tenant contre lui, la soie de l’étoffe frôlant sa joue, qu’il a chanté Ora et per sempre addio. Il le tenait encore après la mort Desdémone, l’épée dégainée dans l’autre main, pour le Nium mi tema. Il est le symbole de sa gloire qu’incarnait Desdémone. La mise en scène souligne qu’il se tue dans l’amour.
Le duo avec la morte, qui est splendeur vocale, est aussi splendeur dramatique sur le visage d’Alagna/Otello où se superposent douleur physique et désespoir d’amour.
Ce moment, où la mise en scène coïncide avec le point de vue de Roberto Alagna, c’est l’accomplissement de l’Otello qu’il a révélé à Orange.
ROBERTO ALAGNA, LA VÉRITÉ DE LA TRAGÉDIE
à l’Opéra de Paris.
Si on vous dit qu’un soir, après l’entracte, il a été malade et si vous étiez à l’Opéra, ce soir-là, vous savez que la fin fut poignante, y compris à ces moments où sa voix de lumière devenait rauque, car rauque, elle n’est pas laide, mais étrange, elle rendait plus dramatique la vérité de la tragédie qui se doublait de la sienne. Il faisait mourir Otello en retenant sa voix de toutes ses forces comme on retient un être aimé. Dans sa technique, son courage, l’admiration qui venait de la salle, il a trouvé des forces dont il s’est servi jusqu’au tomber du rideau pour un Otello qui a transporté le public, profondément impliqué avec lui dans une émotion différente de l’habituelle perfection.
(1) Quatre Saisons avec Roberto Alagna, Le Rocher, 2017.
(2) Les Tragédies de Shakespeare, 5 volumes, Union Latine d’Edition, Paris 1936, Traduction de Suzanne Bing et Jacques Copeau.
(3) Quatre Saisons avec Roberto Alagna, Le Rocher, 2017.
(4) Quatre Saisons avec Roberto Alagna, Le Rocher, 2017, pages 29 à 82
Annexe sur le spectacle
La mise en scène est d’Andrei Serban (décros Peter Pabst, costumes Graciela Galn, lumières Joël Hourbeigt). Sensible et intelligente, la direction d’orchestre de Bertrand de Billy respecte les chanteurs, comme toujours (chef des chœurs José Luis Basso).
George Gagnidze, qui avait été Tonio dans Pagliaccio, avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, au Metropolitan l’année dernière, est un Iago très convainquant. Sa stature puissante est utilisée en contraste avec l’agilité de fauve d’Alagna. Son interprétation, dans le droit fil de l’Otello d’Alagna, renonce à toute forme d’outrance.
Il n’y a pas de rôles secondaires dans Otello, aussi faut-il tous les citer, Marie Gautrot, noble Emilia ; Frédéric Antoun, fougueux Cassio aussi bon chanteur que chaleureux comédien : « heureusement que je ne chante pas Otello, tu as vu le rôle ? comment fait-il ? » ; Roderigo, Allessandro Liberatore, ce Romain, qui souffre du climat parisien : « d’habitude je chante Alfredo dans La Traviata, mais pour l’avoir pour partenaire,, j’accepte un petit rôle. » Paul Gay, Lodovico impressionnant de majesté et Thomas Dear, très bon Montano, complètent cette distribution homogène et de très haut niveau.
© texte et photos Jacqueline Dauxois