Vérisme et prophétie d’amour
Fers de lances de l’opéra vériste, Cavalleria rusticana et Pagliacci, ont brisé avec l’opéra bourgeois qui avait lui-même rompu avec une tradition royale. On ne voulait plus voir des dieux, des rois et des héros sur scène ; on en avait assez des couples fous d’amour et même des courtisanes qui rendaient l’âme dans les bras de leurs amants éperdu. Restait à trouver des sujets chez « l’homme de la rue », les « gens ordinaires », les pauvres, le folklore de la misère. Toute l’Europe théorisait. Zola fut très déçu, rencontrant Verga à Florence, d’apprendre que le fondateur du vérisme n’avait pas pris la peine de s’expliquer avant de publier une poignée de nouvelles siciliennes qui faisaient la révolution littéraire. On était dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle ; aussi on peut s’étonner d’entendre répéter aujourd’hui que Turridu et Canio sont représentatifs des « gens de la rue », des hommes « ordinaires ». Comme si l’auteur ne choisissait pas des personnages, qu’ils soient dieux ou misérables, ayant une destinée, comme si l’écriture et les planches ne transfiguraient pas la réalité, comme si Alagna, qui, lui, n’a aucune idée de ce que le mot ordinaire peut bien signifier, ne transformait pas ses personnages.
Son Turridu est moins un amant pris entre deux amours, un Sicilien (ce qui apporte, lors de la création, de l’exotisme et de la nouveauté), qu’un homme entré dans l’engrenage où les divinités païennes, le destin, le fatum, tout ce qu’on voudra (et les chants latins de la Résurrection n’y peuvent rien changer), vont le broyer. À travers Turiddu, il montre un personnage d’éternité qui, incarné dans un village de Sicile au dix-neuvième siècle, rejoint l’archétype du héros trahi qui marche seul à la mort (et peut s’incarner dans une femme comme Didon). C’est ce qu’annonce le timbre d’Alagna, si mystérieux, suave et désespéré pendant la Sicilienne où Turiddu, en coulisses, chante une prophétie d’amour et de sang qu’il se fait à lui-même, que le spectateur surprend, ému comme par une confidence. Rien d’ordinaire, donc.
Pour Paillasse, Leoncavallo entretient la confusion dans le prologue où il annonce qu’il va dépeindre « une tranche de vie », se gardant de révéler tout ce que cette tranche-là possède d’exceptionnel, qui la rend si admirablement opératique. Son personnage a existé, Leoncavallo a rencontré, en vrai, après qu’il ait purgé sa peine, ce d’Allessandro qui lui a servi de modèle – et l’auteur compositeur s’est mis à rêver d’une autre histoire. En attendant, son récit en abîme est tellement nouveau qu’aucun des grands interprètes de son temps ne s’y est trompé. La Duse, qui n’avait pas encore succombé à d’Annunzio, a voulu jouer Nedda au théâtre et Caruso devenir Canio à l’Opéra. Par un étonnant retour des choses, alors que La Duse avait élagué un vocabulaire qu’elle trouvait trop sicilien, Alagna, dans le but contraire, a changé des mots de la Sicilienne
Porteur de rêves
Quel être au monde est plus éloigné du commun que l’acteur ? Canio dirige un petit théâtre ambulant qui plante son chapiteau dans les villages d’une Calabre misérable et vériste, mais la pauvreté de Canio n’est qu’apparence ; il est roi d’une richesse incalculable, sans rapport avec ses revenus : acteur, il est porteur du rêve et les paysans l’accueillent en prince. Difficile de le confondre avec un homme ordinaire et de soutenir que son histoire est représentative de celle des gens de la rue, d’autant que, sur les tréteaux, il est habillé de lumière, à l’époque de la création surtout où il ne viendrait à aucune mise en scène l’idée de vêtir Paillasse et Colombine autrement qu’avec les grands costumes blancs traditionnels de la commedia dell’ arte.
Lorsqu’il se présente à son double public de paysans calabrais et de spectateurs qui remplissent la salle depuis près de deux siècles sans discontinuer, Canio incarne les rêves de toutes nos enfances, il apporte avec lui la magie des tréteaux où on improvise, l’irrésistible attrait du petit cirque de campagne, et l’esplanade du Lincoln Center a beau n’être pas très bucolique, elle adresse un signe à Roberto Alagna : dans l’angle entre le Met et le New York City Ballet, un cirque a planté sa tente.
L’acteur écartelé
La tradition qui fonde le théâtre est que l’acteur incarne un personnage sans que sa personne interfère avec son rôle. Le spectateur vient voir Paillasse prendre des coups de bâton et ne veut rien apprendre de l’acteur. Passer du : Tu sei Pagliaccio ! au : No, Pagliaccio non son ! c’est démonter la convention, détruire l’illusion de la réalité de l’acteur en tant que personnage représenté, et, sous le prétexte d’une histoire en abyme où le théâtre se joue dans le théâtre, prétendre rejoindre une réalité véritable, qui n’est autre qu’une une illusion surajoutée puisque les comédiens viennent saluer après le tomber du rideau. Dans cette fiction dans la fiction, l’arrachement du comédien à la personne est perçu comme une rupture par le spectateur, alors que, pour Canio, le refus de continuer la représentation pour mettre un terme au supplice pendant lequel il est écartelé par son personnage est une question existentielle. Il refuse la double identité d’homme et d’acteur et, en réponse au prologue où l’auteur affirmait n’avoir qu’une maxime : che l’artista è un uom, il pose que son identité d’acteur n’existe plus. En rejetant son personnage, il ne peut plus accomplir son destin que dans l’assassinat. Il préfère devenir criminel que de continuer d’exister sous le masque. Mais lorsqu’il tue, c’est dans son costume de Paillasse, qui devient alors un déguisement dont il ne veut plus. Alagna essaie d’effacer sur son visage le maquillage de Canio, d’ouvrir sa veste, de faire sauter les boutons et d’arracher son col, mais le costume, comme cousu sur lui, revient sur lui, comme s’il ne voulait pas se séparer de l’acteur, comme si l’empreinte sur lui de ce Paillasse qu’il a fait exister tant de fois refusait de s’effacer.
En abyme
Dans l’entretien donné par Roberto Alagna dans sa loge quelque chose prolonge la construction d’une œuvre en abyme dont il vient d’être le héros. Il se démaquille. Il efface le visage de Canio superposé à son visage comme Canio un moment plus tôt a effacé Paillasse sur scène. Alagna permet d’entrer dans le mystère au moment où l’énigme se déplie comme une lettre tirée d’une enveloppe lorsqu’à l’image on aperçoit l’objectif ou que sa nuque et son dos viennent en premier plan, détruisant l‘illusion qu’il est filmé de face. C’était de face, mais dans le miroir et en étant derrière lui, prise de vue en abyme qui ajoute son mystère à celui de l’acteur redevenant lui-même pendant qu’il parle du ridi Pagliaccio comme d’un leitmotiv de la vie d’artiste.
Mais il a dit autre chose encore.
L’interprète de Nedda est sa femme. Il a dit que lorsqu’il chante Adoro la mia sposa ! le public sent qu’il existe entre eux une relation qui n’est pas celle de l’illusion du théâtre, mais la réalité de la vie. On ne s’étonne pas, car ce n’est pas une contradiction mais une information complémentaire, si Aleksandra Kurzak disait, pendant les répétitions de Carmen à Paris, que sur les planches, elle ne voyait plus Roberto Alagna son mari, mais Roberto Alagna son partenaire, ce qu’ils perçoivent l’un de l’autre sur scène n’étant pas nécessairement ce que le public perçoit d’eux. Quoi qu’il en soit, la conclusion de ce que dit Alagna, c’est que le public de Pagliacci n’est pas seulement en présence de deux couples sur scène, Canio/Nedda et Paillasse/Colombine, mais d’un troisième Alagna/Kurzak ; sans parler d’un éventuel quatrième Roberto/Aleksandra dont la salle parfois surprend la complicité au moment des saluts.
Le duo de la mort
Contrairement à la Sicilienne, qui annonce la mort dans Cavalleria rusticana, le prologue de Pagliacci ne la laisse deviner qu’à mots couverts, mais à la première scène du premier acte, Canio prévient : Il teatro e la vita non son la stessa cosa, et informe tout le monde à la ronde de ses intentions, si claires que Nedda, dès qu’elle se retrouve seule, s’avoue qu’elle a baissé les yeux pour qu’il n’y lise pas sa trahison, parce que c’est un brutal, prétend-elle alors que jusqu’ici il n’a fait que déclarer son amour pour elle.
Dès ce moment, le duo de la mort est commencé.
L’extraordinaire est qu’ils ne chantent pas ensemble le début, mais séparés, on pourrait dire dos à dos.
Elle, dans : Oh ! Che volo d’augelli, qui, loin d’être une digression, exprime tout ce qu’elle est elle-même, charmante, légère, remplie d’illusions qui rêve de prendre un impossible envol.
Lui, dans son Recitar…vesti la giubba exprime aussi tout ce qu’il est. Un mari trahi dans son amour. Un homme crucifié par l’acteur. Les salles sont suspendues au chant et au visage d’Alagna, qui atteint un chef d’œuvre de son art avec ce Canio torturé que personne n’a montré comme lui. Deux pleurs qu’il étouffe, rien de plus, approfondissent la déchirure faite à l’âme par la splendeur de sa voix et l’expression de ses traits. C’est un des rôles de sa jeunesse, et sa voix possède la même puissante clarté, la même amplitude, son jeu unique et bouleversant, la même tragique grandeur qui attire à Canio une empathie, si paradoxale pour un personnage qui va tuer, que le spectateur tente de se rassurer en se disant que son attirance va à Alagna, mais c’est plus compliqué, elle va à Alagna qui incarne Canio.
Curieusement, la sympathie pour Nedda, n’atteindra pas ce niveau. La faute à Leoncavallo. C’est elle pourtant la victime de violences conjugales qu’on appelait crimes passionnels, dont les statistiques révèlent qu’une femme meurt en France tous les trois jours. Leoncavallo a écrit à Nedda l’air des oiseaux où Aleksandra Kurzak est irrésistible, mais il ne lui a pas donné, comme à Canio, une déchirure au cœur. Elle n’éprouve aucune pitié pour Tonio, difforme apprenti violeur, qu’elle traite avec mépris et coups de fouet dans une scène où sa cruauté casse l’émotion qui naîtrait si la Belle avait un mouvement de pitié pour le malheur de la Bête. En véritable Colombine, Nedda projette d’abandonner Canio sans éprouver de compassion pour son mari que son départ réduira au désespoir. Si encore Silvio avait un quelconque intérêt, pas le moindre ! Elle le sait d’ailleurs, puisqu’elle lui demande deux fois s’il veut causer sa perte : Vuoi tu perder la vita mia ? Il la causera et comme il va mourir pour rien en n’ayant pas défendu Nedda. Le paillasse de l’histoire, c’est lui.
La signature d’Alagna
L’inconsistant Silvio inspire à Nedda un dévouement jusqu’à la mort. Pour lui, qui s’enfuit, la laissant seule, elle affronte, ne pensant plus à elle, mais à sauver l’homme qu’elle aime. Entre menaces de mort, insultes, invocations à la Madone (c’est l’Assomption et les paysans viennent au spectacle après les vêpres, Nedda est poignardée le jour de la fête de la Vierge, dans Cavalleria Rusticanna Turiddu l’était pour Pâques, celui de la Résurrection), Canio, hors de lui de jalousie, lui demande six fois le nom de son amant. Six fois, elle refuse, mais Leoncavallo ne lui laisse pas le temps de s’expliquer, il ne le lui donnera pas, alors que, déjà, avec le Recitar, Canio capte la sympathie au point que le spectateur s’identifie, se laisse bouleverser par son inconsolable douleur, son courage d’essayer de jouer encore une fois, son désespoir, sa terreur de ce qu’il va faire, et l’aime malgré le crime qu’il va commettre parce qu’il est habité par Alagna et qu’il y a des larmes dans ses yeux.
Cette inexplicable empathie pour un meurtrier qu’Alagna provoque en moins de cinq minutes sur scène, les mille trois cents pages de Norman Mailler n’arrivent pas à la susciter pour Gary Gilmore et Le Chant du bourreau indigne davantage contre la peine de mort qu’il n’attache le lecteur à Gary Gilmore. Alagna, lorsqu’il revient pour le duo final avec son Canio, plus violent et plus émouvant que jamais, retrouve intacte cette sympathie chez le spectateur qui cependant ne peut plus douter qu’il va tuer dès qu’il annonce publiquement qu’il abandonne son personnage et déclare que s’il est pâle, c’est de honte. Jamais Paillasse n’éprouve de honte, il est là pour faire rire en se faisant rosser par Colombine et son amant. Or, Canio annonce :
L’uom riprende i suoi diritti
E’l cor che sanguina
Vuol sangue a lavar l’onta.
Il répète qu’il n’est plus Paillasse et tout ce que Silvio trouve à faire, c’est rien, tout ce qu’il trouve à dire, c’est qu’il se « retient à peine » d’intervenir pour sauver une femme qui va mourir en refusant de le nommer pour lui sauver la vie.
Pendant que Canio bouleversé, bouleversant, refuse de continuer d’être acteur et révèle quel amour il porte à sa femme, Nedda, qui continue de refuser de nommer Silvio, lutte contre la peur et, au moment où Canio refuse d’être Paillasse, se raccroche de toutes ses forces à son rôle de Colombine, seul moyen pour elle de tenter d’échapper à la mort. Paillasse ne peut pas tuer Colombine, mais Canio non plus. Il peut tuer Nedda. Et Nedda va renoncer à Colombine. Tout va se jouer très vite. La musique de Canio atteint une violence extraordinaire, son chant est presque un cri, la gavotte de Nedda devient de plus en plus dramatique, la tension grandit et le duo s’accélère dans un rythme où l’orchestre est infernal avec des volées de chromatismes et des accords violents comme des coups. La mort de Colombine/Nedda devient inéluctable. La musique le dit, il n’y a rien a rien à faire pour la sauver, le seul qui pourrait le tenter, c’est Silvio, dans la foule des spectateurs, Silvio, qui ne fait rien alors que la musique lui crie d’intervenir. Nedda va mourir parce qu’elle abandonne son rôle de Colombine et crie à Canio qu’elle ne parlera pas « au prix de sa vie ». Contrairement à ce qu’il a fait pour Canio, Leoncavallo ne donne pas à Nedda le temps de s’expliquer.
Mais en trois mots, elle échappe à Canio, plus cruellement que dans les bras d’un amant, en lui criant à la face que son amour pour un autre est vainqueur. Elle va mourir parce qu’elle révèle à Canio une grandeur qu’il ne lui connaissait pas. Il est là, le véritable adultère ; elle aime Silvio plus qu’elle ne s’aime elle-même, elle aime Silvio comme lui, Canio, l’aime.
Dans le regard de Canio qui prend entre ses bras sa femme qu’il a tuée, il y a cette douleur d’amour et ce déchirement où s’entremêlent tendresse et désespoir, la signature d’Alagna.
© texte et photos Jacqueline Dauxois