Chapitre 1
Jusqu’au bout de son âme
Canio
Roberto Alagna commence l’année 2018 au Metropolitan Opera de New York dans Cavalleria Rusticana et I Pagliacci, Cav/Pag, les opéras sudistes, les opéras siamois, dont il incarne depuis vingt ans les deux protagonistes (que Gigli a chantés jusqu’à la fin de sa vie), avec la même fougue passionnée, portant chaque fois à leur sommet la beauté de chef-d’œuvres qui, servis par lui, révèlent leurs perfections au-delà des faiblesses de certaines mises en scène.
Ci-dessus, Turiddu et Mamma Lucia, Jane Bunnell.
Répétitions en studio et dans l’auditorium à partir du 18 décembre 2017, répétition générale le 5 janvier 2018, représentations les 8, 13, 17, 20, 25, 29 janvier et le 1 er février.
Le soleil des dieux
Cavalleria Rusticana, c’est toute la Sicile, et Roberto Alagna est Sicilien. Français et Sicilien.
Mascagni, poussé par Puccini, avec qui il partageait une chambre et ses économies pour arriver à s’offrir deux partitions, a composé la musique en deux mois, pour gagner un concours qui ferait connaître son œuvre, parfois travaillant seize heures par jour pendant que deux amis, Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci, à sa demande instante, lui écrivaient son livret, un texte âpre et dépouillé, accordé avec la richesse de la musique, dont les accents rejoignent ceux de la tragédie grecque, rien d’étonnant, c’est toute la Sicile où le soleil des dieux, depuis des millénaires, dévore le sang que les hommes répandent.
En miroir inversé, en deuxième partie du spectacle, I Pagliacci écrit et composé deux ans plus tard par Leoncavallo. Inspiré par un fait divers survenu en Calabre, une affaire dans laquelle son père était juge. S’étant passé de librettiste, l’auteur retrouve l’unité de lieu, de temps, d’action et la concordance parfaite entre tragédie et musique qui fait la force de Cavalleria Rusticana.
Roberto Alagna, Turiddu, avec Ekaterina Semenchuk, Santuzza.
Les héros
De Turiddu et Canio, dont on a dit qu’ils étaient des anti-héros, Roberto Alagna, qui en fait des héros prouve, à sa manière magistrale, que le anti-héros vériste de la littérature, n’existe pas à l’Opéra.
Avant de le voir sur scène, toute la salle le sait. La Sicilienne, qu’il chante en coulisse, provoque un trouble étrange et mystérieux. Entre bonheur et angoisse, ce chant annonce la millénaire célébration de la volupté et du sang dans lequel se révèle la Sicile, sensuelle et vibrante, couchée au pied du Mongibello (que l’étranger appelle Etna), qui peut l’incendier. Chantée par cette voix à la beauté miraculeuse, la Sicilienne ne peut pas s’oublier et, pendant que l’action se déroule sur scène sans lui, grandit l’attente de le voir. Lorsqu’il apparaît enfin, le Met, qui ne peut patienter jusqu’à la fin de la phrase orchestrale, éclate en ovations.
Turiddu
De duos en brindisi, dans lesquels la jeunesse de son timbre, la profondeur de son jeu et l’élégance de sa silhouette font croître l’émotion, le spectacle débouche sur la mort fulgurante de Turridu. Chez Verga, les trois coups de couteau, au bras, à l’estomac et à la gorge sont frappés en direct et en plan serré, à l’Opéra, la mort s’accomplit en coulisses, trait de génie qui transcrit le rythme de la nouvelle, sept pages, laissant les spectateurs haletants, au bord d’un gouffre. Tout va trop vite, on n’a pas le temps de comprendre, de se rendre compte vraiment, de s’habituer à ne plus le voir vivant, et c’est exprès, c’est le but, la réussite de cette œuvre, son accomplissement, c’est ce qui arrive dans la réalité de la fiction qui rejoint ici la réalité vraie de la vraie mort ; et c’est ainsi que le spectateur atterré par la brutale privation de celui qu’Alagna lui a donné pour héros, entre dans le cœur de Mamma Lucia et de Santuzza, il était temps.
Turiddu
Le phénix
Après la mort de Turiddu dans un duel qui, chez Verga, est un assassinat puisqu’Alfio jette du sable dans les yeux de Turiddu qui s’écrie « : Je suis mort !», Roberto Alagna revient sur scène ressuscité après l’entracte, dans Canio le meurtrier de Nedda et Sylvio, son amant, alors que s’est rompue la continuité de l’incarnation, ce qui n’arrive pas d’habitude où, après l’entracte, il descend plus profond dans un personnage qu’il n’a pas quitté sinon pour reprendre souffle et changer de costume, alors qu’ici il est confronté à deux héros différents, un tendre et un violent, auquel il infuse sa tendresse d’ailleurs, qu’il incarne chacun jusqu’au bout de son être.
Avec Cav/Pag, d’un versant du spectacle à l’autre, le ténor change d’âme.
Et on l’attend de nouveau avec plus de tension qu’après la Sicilienne, on attend qu’il revienne après l’entracte, on se demande comment il va pouvoir renaitre dans Canio après que Turiddu a été égorgé par Alfio. Il pourra. On l’a déjà vu accomplir cet exploit, nouveau chaque fois parce que, chaque fois, il entre dans la vérité d’un personnage et la dévoile. La vérité, c’est la réponse que fit Verga à Zola qui l’interrogeait sur le vérisme, il répondit : « …vérisme, vérisme, je préfère parler de la vérité ! ». À quoi Pirandello, autre Sicilien de génie, répliqua par le titre d’une de ses pièces les plus célèbres : « À chacun sa vérité », ce qui pourrait bien être la négation de la Vérité, mais ceci est une autre histoire.
En une même soirée, Alagna révèle coup sur coup la vérité du cœur d’un homme jeune, séduisant, infidèle, insouciant qui, à la fin, confiant Santuzza à sa mère, prend une grandeur qui le fera éternellement regretter par les femmes qui l’aiment, et celui d’un mari qui va tuer celle qu’il peut d’autant moins poignarder qu’elle lui échappe, plus définitivement que dans les bras de son amant, en refusant de le nommer, dans une grandeur qu’il ne lui connaissait. Avant de mourir, Turiddu et Nedda, chacun à sa manière, s’oublie complètement, provoquant chez le spectateur un élan de sympathie qui rend leur mort plus cruelle.
Son chant à lui, qui jaillissait avec une jeunesse radieuse dans Cavalleria Rusticana, qui resplendissait dans son étourdissant brindisi, après l’entracte, Alagna l’investit dans la sombre maturité Canio. Au moment même où la lumière de sa voix puissante, souple, éclatante, s’élève au plus aigu avec une suave facilité son visage est ravagé par la souffrance et son corps brisé s’effondre devant le rideau bleu criblé d’étoiles dont il saisit les plis pour s’aider à se relever. Seul demeure un moment, à la vue des des spectateurs, son visage en larmes dans le rond de lumière qui diminue et se referme sur ses traits dévastés. Ce sublime ridi Pagliaccio, chanté et interprété par la plus belle voix, qui ne cesse d’être au sommet de son art, est illustré par une image qui égale en poésie le spectacle d’Orange (2009), où Inva Mula interprétait une Nedda d’une élégante fragilité. Dès que le visage de Canio, bordé par le rideau qui l’enveloppe, disparaît dans le noir, le Met éclate en applaudissements auxquels se mêlent les cris trépidants des jeunes générations dont les clameurs sauvages s’entendent plus souvent dans les salles de rock que sous les dorures des maisons d’Opéra.
Le final parvient à la même intensité lorsque le crescendo de Canio s’entrecroise avec la gavotte de Nedda. Cette fois pourtant Canio et Nedda sont pas seuls devant le rideau du ridi Pagliaccio, mais comme la beauté du chant empêchait de se soucier du décor d’une Sicile sans village, sans église, sans la morsure d’un soleil qui peut être de mort, ici on oublie l’encombrement de la roulotte avec son réfrigérateur où se cache Tonio tant est profonde l’émotion qui naît et grandit pendant tout le final.
La Nedda d’Aleksandra Kurzak
Aux côtés d’un Roberto Alagna, Auguste chaplinesque, petit chapeau et grande fleur au revers, Aleksadra Kurzak relève les défis d’une mise en scène qui exige que Nedda danse sur la gestuelle d’un oiseau, tout en lançant des aigus aériens, que Colombine se transforme de petit clown attendrissant en « girl » du Moulin Rouge, strass, jambes croisillonnées de noir, gants interminables, tout en chantant sa gavotte, en laissant monter la peur en elle, en se dressant jusqu’à mourir contre Canio.
En jouant sur la gamme de la séduction, en passant de l’humour à la tendresse, du charme à la rage et au désespoir, elle réussit les exploits vocaux et dramatiques exigés d’elle avec une aisance qui la fait exceller dans ce rôle qui met ses qualités, y compris plastiques, en valeur. Saint-Exupéry disait que l’amour, ce n’était pas se regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction. Il semble évident qu’Aleksandra Kurzak regarde dans la même direction que Roberto Alagna, qu’ils travaillent ensemble avec la même volonté, la même exigeante conception de leurs personnages. Comment n’attendrait-on pas avec confiance sa Desdémone de mars prochain à Vienne auprès d’un Otello, que Roberto Alagna a chanté pour la première fois à Orange en 2014, qu’on sait déjà être somptueux ?
© texte et photos Jacqueline Dauxois
Une nouvelle fois Mme Dauxois (avec l’entretien accordé par le ténor qui vient de re-chanter les 2 opéras à N.Y. )nous aide à comprendre une oeuvre .Nous aussi nous avions presque pleuré à Orange au moment du sublime Ridi Pagliaccio …Le temps passe , l’émotion reste la même.