Après le programme du 10 décembre 2021 dont on a donné le compte rendu, voici ce que fut le concert, superbe surprise en trois parties et non deux.
I
LE CONCERT
PREMIÈRE PARTIE
Dépassant toutes les promesse de son programme, Roberto Alagna a donné hier soir un feu d‘artifice vocal à une salle électrisée par la manière dont il a exalté son programme déjà très ambitieux. Tout a commencé avec l’habituelle beauté de sa voix, jamais le Prologue de « Pagliacci » n’a paru si court et on attendait la suite, toute la suite, « Cyrano » où je revoyais, au Met, son nez postiche posé sur sa table et lui dans les vapeurs de la machine qui humidifie l’air, « Iphigénie » et « Polyeucte » qui vous prenaient au cœur et personne n’attendait plus rien alors, la plénitude était là, il n’y avait place que pour un chant qui vous inondait tout l’être, on se croyait au sommet. C’était la première marche d’un concert fabuleux, déjà l’entracte était là, moment d’étrange flottaison où il faudrait (c’est le vieux rêve irréaliste de Lamartine) que le temps s’arrête pour que le concert ne finisse pas.
ENTRACTE
Gaveau est une petite salle où on est bien, sauf sur les côtés des balcons où la vue est limitée. Pendant la première partie, lors des applaudissements entre deux arias, les spectateurs des coins se levaient doucement, abandonnant les fauteuils confortables pour se placer debout derrière les places où l’on voit bien.
DEUXIÈME PARTIE
Il a démarré sa « Luisa Miller » avec la fougue et la sensualité qu’il avait eues pendant le concert de Monte-Carlo avant d’aborder, après celui de Rodolfo, le récit de Loris Ipanof dans cette « Fedora » que la pandémie a retardé à la Scala et qu’on attend cette année. Il a collé ensemble des airs du ténor, évacuant ceux du soprano pour donner une fresque éclatante des ravages d’amour causés par la trahison. Il a fait la même chose, sautant les intervention de Iago dans « Ora e per sempre addio ». On avait tout le corps et l’âme remplis par cette musique, les oreilles et le regard comblés, même moi qui vois si mal en ce moment, je le voyais, à vrai dire je ne voyais que lui, et je prenais des images de lui, cramponné à l’appareil, pour obliger l’œil qui va mieux mais pas bien à ne pas brouiller la vue de celui devrait se bien comporter, et là, dans un petit flou qui ne m’empêchait pas de le capter. Rentrée à la maison, sur l’écran, j’ai vu que j’y étais arrivée, pendant qu’il nous faisait envoler dans les étoiles dans un délire de bonheur. Les spectateurs trépignaient et ce fut le Roméo de Zandonai et l’extraordinaire « Ora e per sempre » qu’il a chanté déjà dans trois mises en scène complètes à Orange, Vienne et Paris. Normalement, c’était fini. On aurait été terriblement abandonnés après cet adieu aux armes, à l’amour à la vie. Il ne pouvait pas nous faire ça. Bien sûr que non.Il est revenu, rayonnant.
TROISIÈME PARTIE, LES BIS
La salle, debout, applaudissait avec une confiance palpable car il était évident que ce n’était pas fini. Il était parti comme quand il va revenir, pas sérieusement parti, mais ce qui s’est passé alors, personne, absolument personne, ne pouvait s’y attendre. Ce fut le bouquet du feu d‘artifice, qui recommençait et recommençait, à ne pas en croire ses yeux ni ses oreilles.Avec tout l’héroïsme qu’il avait Garnier, il a commencé sa troisième partie par « Tout es bien fini », la prière du Cid en réponse au désespoir d’Otello (jamais Alagna ne nous aurait laissé là-dessus), l’assurance chrétienne de Rodrigue : alors que tout est perdu, au lieu du naufrage et du recours à la mort, la confiance absolue dans son Dieu. En cette fin de concert, loin d’être fatiguée, la voix éclatante de fraîcheur, de jeunesse et de vaillance a transporté le public. Ce n’était que le début.L’annonce, par deux notes données à l’orchestre, du « Lamento » de Mario a provoqué de telles acclamations qu’il a été retardé pour commencer.Si quelques-uns, à ce moment, pensaient que c’était fini et furtivement tâtonnaient vers leur manteau, ils étaient très rares à n’avoir pas compris ce qui se passait Je le savais. J’en étais sûre. Il ne pouvait pas s’en tenir à « Ora et per sempre addio », parce que c’est l’annonce du « Nium mi tema » et il l’a chanté avec cette passion venue du fond de l ’être encore une fois.Là, il y a eu une fausse fin, sa fille aînée, Ornella, est venue lui offrir un bouquet sur la scène et il a rappelé qu’elle l’avait déjà fait, toute petite.Ce n’était pas encore la vraie fin. Il est revenu, tout seul, sans l’orchestre, pour une chanson corse. Quand il chante a capella, c’est la merveille. Sa voix seule. Le reste fait des écrins plus ou moins réussis autour, mais le diamant brut, juste taillé, poli, chaque facette resplendissant pour son compte et l’ensemble créant un éblouissement, la beauté à nu, comme la vérité qui sort du puits. LE SECOND « SI PUO ».Un jour à Zurich, il n’était pas content d’une note, au moment des saluts il est venu la chanter de nouveau devant le rideau des saluts. Là, ce soir, ce n’est pas une note qu’il est revenu chanter, à la stupeur de tout le monde c’est le « si puo? tout entier dont il n’était pas content et c’est ainsi qu’il a fini ce concert comme il l’avait commencé, avec « Pagliacci. »Ce concert va rester, comme le formidable crescendo d’une exploration des profondeurs palpitantes du cœur de l’homme dans ce qu’il a de plus émouvant.
POST SCRPTUM
On annonçait « la plus grande scénographie en lumière d’Europe », ce qui faisait craindre que son visage ne fut peinturluré de diverses couleurs comme son Canio de Berlin, à la fin, entièrement violet. Rien de semblable ici. Au contraire, les couleurs, parfois plongeaient l’orchestre dans l’obscurité, comme cela devrait toujours être le cas, à ces moments, on le voyait admirablement, lui, et je me trompe ou c’est pour lui qu’on était tous venus, ce soir, à Gaveau ? pour lui qu’on vient tous chaque fois qu’il chante ? Alors il devrait toujours être éclairé, lui, et pas tous ces visages qui nous indiffèrent autour de lui qui détourner le regard de lui. Hier soir, aucun musicien ne portait de masque et il était au milieu d’eux. À Liège, tout l’orchestre en portait. On pourrait croire que c’est la moindre des choses en ce moment.Il n’y a donc qu’en France qu’en pleine montée d’une nouvelle vague covid qui passe pour plus contagieuse que les précédentes, on ne prend aucune précaution pour protéger « notre » ténor ? Pareil à la sortie, où personne ne dégageait le passage devant lui ni ne le protégeait des demandeurs d’autographe qui l’ont poursuivi jusqu’à sa voiture en lui mettant dans la main des stylos pour le faire signer.
II
ALAGNA CÔTÉ COEUR
CÔTÉ CŒUR, ALAGNA À GAVEAU vendredi 10 décembre 2021 D’UN « SI PUO ? » À L’AUTRE
Ce qui a contribué largement à la splendeur de ce concert unique, qui, d’un « Si puo ? » à l’autre, a déployé les merveilles d’une voix incomparable, on l’a vu dans les deux articles postés avant le concert qui montraient en quoi le choix des œuvres explorait le cœur humain en ses secrètes lumineuses et obscures profondeurs, domaine où Roberto Alagna est le maître incontesté. Sur scène, comme son programme l’annonçait, il a tout livré du cœur de l’artiste, le sien et à travers le sien, celui de ses héros.
UN REFLET INVERSÉ
Dans « Fedora », il a supprimé les interruptions de la voix de soprano, pour créer un air unique de ténor. Ce que son intelligence de la musique lui demandait, son cœur y consentait, s’élançant toujours plus haut sur cette ligne de crête où il est un géant au chant d’une absolue pureté. Pour introduire son Otello, reflet inversé de son Roméo, il a donné, non pas celui qu’on attendait, mais pour la première fois en France, l’air du « Giulietta e Romeo » de Zandonai – écho magistral à son Paolo-il-Bello de « Francesca da Rimini », à Paris.
L’HUMILITÉ, LA FORCE ET LA GRANDEUR
Au lieu de bis traditionnels, il a chanté, ce n’est la première fois qu’il le fait, une véritable troisième partie, il a recommencé « Si puo » (comme il avait rechanté une note à Zurich et à Paris, un jour de grève sans mise en scène ni décors, il avait recommencé, sans attendre la fin, le grand air du « Trovatore »). Qui d’autre que lui fait des choses pareilles ? Qui a l’humilité ? la force et la grandeur ? ). Il a jugé insuffisant son premier « Si puo » qui était rigoureux, impeccable. Le second, porté par son désir et la liberté extraordinaire qui l’habitait ce soir, éblouissait. La première fois, il dévoilait le cœur de l’homme dans sa vérité, la seconde, il ajoutait un transport unique, une flamme enthousiaste dans laquelle sa voix dansait, fulgurante, poignante qui, d’un air de baryton, a fait du pur Alagna. Il y avait en lui une telle énergie, une telle bravoure, une jeunesse à ce pont inépuisable, qui se nourrit de sa maturité, qu’il a créé, sans peine eût-on dit, avec une aisance impériale, un héroïsme vocal tendre et puissant. Il a déployé des couleurs vibrantes jusqu’à l’extrême, parvenant avec une facilité prodigieuse à ce point de non retour où la voix semble appartenir à une créature céleste tombée d’en haut sur une scène. Ce fut le cœur de l’artiste révélé dans le chant.
LES DEUX CŒURS D’ALAGNA
Dans la salle, il y avait son père, sa mère, sa sœur cadette, Marinelle qui est son agent, et sa fille aînée, Ornella. Son cœur était donc à la fois sur scène et avec eux.Après la chanson corse, a capella, sa fille est venue lui apporter un bouquet. On trouve sur son Facebook deux petites vidéos jumelles : Ornella petite fille qui, sur cette même scène, apporte un bouquet à son père et Ornella, jeune femme, qui, le 10 décembre 2021, de nouveau lui en offre un. De l’une à l’autre, c’est la même tendresse. Je n’ai pas une bonne photo de ce moment, parce que, sans être en guerre, je suis en conflit avec mon œil depuis que j’ai décidé de venir à Gaveau le 10 et que ce n’est plus l’œil qui commande ma vie. Avant, j’ai essayé d’apprendre à mon matériel comment travailler tout seul, les appareils n’ont pas tout compris et j’ai eu des ratées. Pourtant, j’ai presque tout, mais la photo d’Ornella et son père, ne correspond pas à ce que je demande à une photo.
PHOTOS : MÈRE ET FILS ET AUTRES
J’en ai une autre : la mère et le fils.Jamais madame Alagna n’est montée sur la scène jusqu’à ce soir où elle est venue prendre son fils dans ses bras ou bien c’est lui qui a pris sa mère dans les siens, on ne sait. En tout cas, enlacés, ils ont salué ensemble le public, mais c’est une autre que je vais montrer, avec l’accord de Roberto Alagna. Je le lui ai demandé parce qu’ils avaient beau être sur scène et tout le monde enregistrait, ce moment où ils se tiennent chacun sur le cœur de l’autre, la mère venue parler sur scène à son fils merveilleux, appartient au domaine privé.Avec son accord, je poste la photo.Une autre avec cette pureté des traits et la douceur du sourire, illustre ce que je vois de « l’ange d’homme ». Des tragiques, j’en ai déjà beaucoup posté.Encore une : celle où on distingue à peine les ombres bleues des musiciens sur sa gauche, où il a l’air de tourner une scène de science-fiction, où lui seul est vrai avec son air d’Orphée (Bologne) – et ce sont les premiers mots que je lui ai dit, le premier jour, dans l’escalier du ROH. Il m’avait demandé : « Vous êtes Jacqueline ? » et moi : « Est-ce que vous êtes Orphée ? » Sa réponse, elle est dans le livre.
©Jacqueline Dauxois