LÉDA ET LE CYGNE
Elle est païenne et vieille de quelques millénaires, la première image d’un cygne qui a marqué l’imaginaire collectif. C’est celle du Zeus grec, devenu le Jupiter romain, mari volage qui séduisait des vierges par des tours de magie. Il n’avait pas de préjugés et à l’occasion, changé en aigle géant, il enleva aussi un berger adolescent, Ganymède. Mais sa préférence allait aux tendres jeunes filles qu’il violait utilisant des métamorphoses inaccessibles au plus retors des sorciers. Trois d’entre elles ont inspiré des peintres parmi les plus grands,- ce qui a perpétué leur souvenir à travers les siècles.
Jupiter enleva d’abord la nymphe Europe. Ayant pris l’apparence d’un taureau doux et docile, il l’emporta à travers les mers et l’engrossa de celui qui devint le roi Minos. Commémorant cette agression, le platane, depuis, en oublie de perdre sa ramure.
La deuxième, Danaé, princesse d’Argos, gisait au fond d’une prison où l’avait enfermée son père à la suite d’une de ces prédictions dont se délecta l’Antiquité annonçant que le fils de sa fille le supplanterait sur le trône. Pour approcher l’inapprochable, Jupiter se changea en pluie d’or. Persée naquit de cet accouplement plus fantastique encore que le précédent.
Rubens, Léda et le cygne.
Enfin, ce fut Léda, fille d’un roi de l’Étolie que le dieu des dieux païens approcha changé en cygne. On ignore si Danaé accoucha d’une bourse géante qui contenait Persée, mais on sait que Léda pondit un œuf d’où sortirent les jumeaux Castor et Pollux.
Tel est le premier cygne qui marqua les imaginations. Le suivant allait se faire attendre.
LE BESTIAIRE DANS LA BIBLE
On trouve, dans la Bible, qui honnit tout accouplement de l’Homme avec la Bête comme l’abomination des abominations, un bestiaire foisonnant. Sans parler de Noé, qui rassemble dans l‘Arche du salut un couple de chaque espèce au monde ni du « Cantique des Cantiques » où la beauté de la femme est comparée à celle d’une gazelle, deux des exploits de Samson impliquent des animaux, vifs ou morts. Dans sa jeunesse, il tue un lion à mains nues. Lorsqu’il repasse par ce lieu et vient voir ce qu’est devenu le cadavre, il trouve dans la carcasse un essaim d’abeilles et des rayons remplis de miel. Plus tard, en pleine guerre d’Israël contre les Philistins idolâtres qui lui crèveront les yeux, il se défend contre une armée ennemie, avec une mâchoire d’âne ramassée sur place.
C’est un âne qu’on trouve aussi dans le Nouveau Testament près d’un bœuf dans la crèche où naquît le sauveur.
C’est encore sur un âne que la sainte Famille s’enfuit en Égypte et, toujours sur un âne, le Christ fit son entrée triomphale dans Jérusalem, le jour des Rameaux.
Ce qui est remarquable dans le bestiaire biblique, c’est qu’on n’y trouve pas un cygne.
Mais une colombe, symbole de l’Esprit Saint, apporte à Noé un rameau d’olivier symbole de la paix. Avec le cygne, on la retrouve dans « Lohengrin ».
LE CYGNE DANS LOHENGRIN
Il faut attendre Wagner pour qu’un cygne, à nouveau, frappe les imaginations.
Dans une Europe, qui cultivait alors avec passion les lettres et les arts, se nourrissait de grec et de latin, n’ignorait rien de la mythologie, on trouvait un foisonnement de représentations de Léda et le cygne, mais aucun représentant de la gent ailée n’avait acquis de célébrité jusqu’à « Lohengrin » dont Wagner écrivit livret et musique.
L’opéra puise son inspiration à deux sources : la germanique avec sorcières, magie noire et sombres enchantements qui s’oppose à la source chrétienne, avec le souvenir des chevaliers de la Table Ronde et du saint Graal, vase miraculeux qui recueillit le sang du Christ en croix.
Lohengrin, le héros, se présente comme le chevalier défenseur de la jeune Elsa injustement calomniée qui sera mise à mort s’il ne la sauve pas.
Son entrée est spectaculaire. Casqué et armé, les deux mains croisées sur le pommeau de l’épée, il arrive par le fleuve, glissant sur une nacelle tirée au bout d’une chaine d’or par un grand cygne blanc.
Ce cygne, en réalité, est le frère d’Elsa, changé en bête par la sorcière Ortrud. C’est grâce à cette métamorphose, digne de la mythologie la plus débridée et de la sorcellerie la plus noire, et qui a provoqué la disparition de l’héritier du trône, qu’elle peut accuser Elsa de fratricide au début de l’Opéra. Au dernier acte, Lohengrin révèle à toute la cour que si Elsa avait été fidèle à son serment de ne pas lui demander son identité, le cygne aurait retrouvé son apparence humaine. Mais Elsa a trahi le serment fait à son sauveur et Lohengrin doit retourner d’où il vient : à Monsalvat où se trouve le Graal. En partant, il rend à l’adolescent son apparence humaine et son duché de Brabant. Exit le cygne
Même si la colombe joue un rôle important au dernier acte et si l’air du Graal est magnifique, la source chrétienne est mince dans cette histoire. Écrasé par le poids des sombres légendes germaniques, le personnage de Lohengrin, s’il n’est pas servi par un ténor d’exception, peine à restituer l’image d’un chevalier chrétien.
WAGNER, LOUIS II ET VISCONTI : LE CRÉPUSCULE DES DIEUX
Wagner a commencé « Lohengrin » en 1845, l’année de naissance de celui qui deviendra Louis II de Bavière. Mécène de Wagner, Louis II construisit le temple de Bayreuth pour le compositeur et nomma l’un de ses châteaux Neuschwanstein : le nouveau rocher du cygne.
La Grotte de Vénus au château de Linderhof.
De la même manière que les peintres ont relayé la métamorphose de Jupiter changé en cygne, Visconti a relayé le souvenir de Louis II, fou de la musique de Wagner qui lui permettait d’échapper à l’écrasante réalité du monde , dans un film somptueux et baroque de 1973 : « Le Crépuscule des dieux ».
Helmut Berger en Louis II de Bavière, Le Crépuscule des dieux, de Lucchino Visconti.
On y voit le monarque (Helmut Berger) enfoui dans sa folie wagnérienne, qui navigue dans la nacelle de Lohengrin sur un lac souterrain où s’ébattent les cygnes, tandis que retentit la musique de « Tannhäuser », joué par des musiciens cachés à sa vue par des anfractuosités de rochers artificiels. Ce décor fabuleux, dans les jardins du château de Linderhof, c’est la grotte de Vénus, bâtie par Louis II, inspiré par l’épisode du Venusberg de « Tannhäuser ».
LE CYGNE NOIR DE TCHAÏCKOVSKY
Trente ans après « Lohengrin », en 1875-1876, Tchaïkovsky compose « Le lac des cygnes », dont Petipa fait la chorégraphie – qui sera modifiée (la fin surtout) par Noureev.
Le cygne noir, « Le Lac des Cygnes ».
Tant de critiques se sont usé la cervelle à chercher l’influence de l’homosexualité du compositeur sur « Le Lac des Cygnes » au lieu d’approfondir ce qui relie cette œuvre au « Lohengrin » de Wagner avec le thème des eaux, du cygne (et cette audace de Tchaikovsky de lancer sur les planches un cygne noir, le double maléfique de la malheureuse Odette ensorcelée, femme la nuit et cygne blanc le jour ) et surtout l’impossibilité du prince Siegfried de s’unir à elle, qu’il aime, évident parallèle avec l’impossibilité pour Lohengrin de s’unir à Elsa.
LE CYGNE DE LOHENGRIN, DE GEORGES THILL À ROBERTO ALAGNA, le 30 novembre 1936 et le 13 décembre 2020
Dans les mains d’Alagna,
le cygne en papier.
Georges Thill, qui fut l’un des plus grand ténor de son temps, a chanté « Lohengrin » le plus souvent en français, comme cela se faisait, plus rarement en allemand (en concert). On a de lui des enregistrements du Récit du Graal, des Adieux au cygne et du duo de la chambre (avec Germaine Martinelli). Un article de Pierre Lagarde, dans Comoedia, évoque la représentation du 30 de novembre 1936. Il célèbre la grâce vigoureuse et le lyrisme personnel du ténor, à la fois véhément et tendre, son attitude et le ton de légende qui est le sien. Mais se moque de la mise en scène et des décors. Il rit sans pitié du cygne en carton-pâte qui tire un Georges Thill cuirassé de lumière, avec son épée et son casque rutilant. Entre le cygne vétuste et la vraie colombe qui, le même soir, a refusé de s’envoler, on pouvait faire des gorges chaudes d’une mise en scène qui avait fait long feu. Mais, ce soir-là, comme tous les soirs où il chantait, Georges Thill a sauvé le spectacle.
Georges Thill en Lohengrin.
S’il ne fut pas question, depuis la création de « Lohengrin », de supprimer le cygne, aujourd’hui, la situation s’est inversée. Il semble qu’un metteur en scène, qui le montrerait le cygne sur scène pour rendre intelligible le rôle qu’il joue dans « Lohengrin », se sentirait probablement ridicule, donc plus de cygne.
Un siècle après Georges Thill, le plus grand ténor de sa génération, un français lui aussi, Roberto Alagna, le 13 décembre 2020, a sauvé à son tour un autre « Lohengrin », non à Paris, à Berlin cette fois. Plus de cygne en carton-pâte pourtant. Ultime avatar, non prévu par Wagner, le ténor, vêtu d’un costume cravate passe-partout, tient une cocote en papier à la main. Il y a aussi, hélas, une vidéo géante où un cygne blanc s’agite entre les cuisses énormes d’une femme noire. Pas de cygne. Pas de colombe non plus.
Je n’ai pas compris. Je l’ai dit à Roberto. Il m’a expliqué que, dans la scène du 3 où il enlève sa chemise, l’une des rares scènes qui soit belle, où il est convenablement éclairé, la chemise, selon le metteur en scène, figure le cygne. J’ai visionné de nouveau. Savoir ne m’aide pas à comprendre.
Lui, est un magnifique Lohengrin.
Alors, est-ce qu’il n’y a pas, sur notre planète harassée, un metteur en scène de génie qui ferait une mise en scène digne d’Alagna et tirerait enfin l’Opéra du crépuscule qui s’est abattu sur lui ?
En attendant ce miracle, ce qui est certain c’est que, dans deux spectacles aussi dépassés l’un que l’autre, celui du 13 décembre 2020 étanttout autant vieillot et ringard que celui d’il y a cent ans, ce sont deux ténors de légende qui, chaque fois, ont sauvé des représentations en perdition.
© Jacqueline Dauxois
Foisonnant de connaissances, réflexions , commentaires, ce texte montre que l’art de l’écrivain ne s’arrête pas aux « Reines de légende »ou aux « Quatre saisons avec Roberto Alagna »