Depuis son premier Don Carlos, en français, à Paris, en 1996 (Le Châtelet,mise en scène de Luc Bondy), jusqu’au concert de Lodz, en 2021, Roberto Alagna a conduit chacun de ses Carlo ou Carlos à l’aboutissement.
Même pour qui pouvait tenir sur ses deux pieds, il n’est pas certain que, sauf pour les Polonais, il ait été facile, en cette deuxième année de pandémie, de se rendre à Lodz. Contrairement à l’unique représentation de Lohengrin (Berlin ,décembre 2020), prise de rôle pour laquelle il n’y avait pas de consolation possible à être réduit à assister à une unique retransmission, pour Lodz, on se disait que la beauté de ses Carlo/Carlos avaient épuisé tous les adjectifs et qu’il ne s’agissait que d’un concert. Seulement, ses concerts sont merveilles, toujours, et le Madama Butterfly de Varsovie avait été très réussi.
Enregistré le 21 mars 2021, la retransmission du Don Carlo de Lodz s’est fait attendre jusqu’au dimanche 2 mai.
Avant l’enregistrement, il avait posté une photo de son visage masqué dans la nuit, d’où naissait un regard de mystère. J’étais jalouse, j’aurais voulu en être l’auteur, et, sans la lui voler, je voulais la photo, j’avais à discuter avec elle, en tête à tête. Finalement, je lui ai demandé s’il avait les droits, si je pouvais la prendre. Il m’a répondu de ne pas être jalouse, elle était à lui, c’était lui qui l’avait faite, il me la donnait.
En la regardant, je voyais jusqu’à l’âme son Don Carlos de Lodz dont personne ne savait rien encore. Je l’ai postée sur mon fb, le 20 mars, la veille de l’enregistrement, tout le monde peut vérifier, avant la diffusion du concert qui a confirmé que cette photo est un portrait de l’âme, non du spectacle, mais de l’âme du don Carlo d’Alagna à Lodz, un don Carlo plus étrange, mystérieux, secret, intime, et personnel que tous les autres.
Le spectacle se déroule sur un plateau divisé en deux niveaux.
Au premier plan, les solistes, élégants, en noir (pas de costumes pour eux contrairement à Butterfly), devant chacun, un lutrin aux arabesques dorées et derrière une chaise exquisément tarabiscotée évoquant l’atmosphère baroque et tourmentée de l’Espagne des Habsbourg, fastueuse héritière de l’empire de Charles-Quint en train de se décomposer entre monastère et palais.
Décalés en arrière et en hauteur, les chœurs et les figurants parmi lesquels des danseurs, en costumes, avec des couleurs, vives éventuellement, racontent en images l’histoire que chantent les solistes. On n’a même pas le temps de regretter qu’Alagna ne porte pas le pourpoint de l’infant, car son habit évoque tout ce que l’imagination veut se représenter.
L’illustration de l’étage du-dessus, classique dans sa forme, propose une solution idéale pour les metteur sen scène ravagés par leur ego. On les laisserait délirer tout leur saoul, à leur étage ; en échange, ils laisseraient les chanteurs chanter, juste chanter, pour le public qui les aime et qui s’est déplacé pour eux, pour entendre leurs voix – celle de Roberto Alagna, connue pour être la rampe de lancement de nos rêves.
Dans cet écrin où les gestes étaient prohibés, lui qu aime bouger, s’est trouvé emprisonné comme Racine ou Corneille corsetés par les règles. Il s’en est tiré comme eux, avec génie. Alors qu’on croyait impossible de rien découvrir de nouveau, il a donné à ses duos une intériorité d’une vertigineuse profondeur – accentuée par le décor et les habits noirs, lorsque seule la chair du visage se voit – et une grandeur à couper le souffle.
Elisabetta, il ne pouvait pas la toucher, pas même l’approcher, chacun derrière son lutrin, mais c’est précisément tout le sujet de cette histoire. Il n’a pas le droit de l’aimer, elle, sa « mère » – puisqu’elle a épousé son père. L’inflexible lutrin posé devant lui, les yeux baissées, Alagna n’avait que les inflexions déchirantes de son timbre, le frémissement retenu de son visage et de ses mains parfois pour donner à voir, aussi bien que jamais, peut-être mieux encore la cruauté du rituel implacable de la Cour espagnole. Don Carlo et Elisabetta (cette dernière nterprétée comme à Paris par sa femme polonaise Aleksandra Kurzak), tous les deux enchaînés, proches à se toucher mais ayant l’interdiction de le faire se trouvaient aussi loin l’un de l’autre que deux galaxies. Ainsi cloué, Alagna en disait autant sur le désespoir de Carlo que lorsqu’il lui prend les genoux ou tombe évanoui à ses pieds. Sans bouger, il dénonce la cruauté qui l’enchaîne et va le conduire à sa fin. Dès le premier duo, on sent s’appesantir sur lui la griffe de la mort qui, dans le dernier, les détruit tous les deux. Ce qu’il livre au spectateur pris à la gorge, c’est l’âme de Carlos tout entière dépouillée.
Dans les duos avec Posa, il rayonne de cette même puissance d’amour et de douleur intériorisés, et là, il introduit une ébauche de gestuelle. Le rapprochement, qu’il ne pouvait tenter avec Elisabetta, il le peut avec l’ami, le frère, le sauveur. Il n’y a pas de hasard avec Roberto Alagna. Tout ce que son art lui dicte et qui vient du fond de son être, est juste et vrai. Avec Posa, il a bougé trois fois, chiffre sacré, rendant le déchirement de son chant plus poignant, comme si sa main ouvrait pour nous le livre de la tragédie.
Une fois, il s’est assis et son regard a dérivé quelques secondes avant de s’envoler. Relevé presque aussitôt, il a tendu le bras vers Posa, la main ouverte ; enfin, une dernière fois, il a posé la main dans la sienne. Rien d’autre. Mais tout ce qu’il fallait. Ces deux mains l’une dans l’autre en pleine distanciation sanitaire, devant tout le théâtre à Lodz et devant le monde entier rivé à ses écrans, le geste interdit, illustre tout ce qui est défendu à l’infant et au grand d’Espagne : l’amitié, la liberté, la révolte. Dans ces conditions de rigoureuse épure où tout chant va droit au but, où personne ne fait joujou avec des accessoires (comme le mot est bien trouvé) ridicules parfois, la scène de la prison, rarement réussie, ici est idéale. Les grilles sont derrière les chanteurs et n’embêtent personne. Bien qu’à un mètre de Carlo, Posa meurt dans ses bras, on voit battre leurs cœurs et tout est authentique.
Est-ce que le metteur en scène avait prévu les gestes si réservés d’Alagna ? Étaient-ils spontanés ? Je ne sais et peu importe. Ils étaient parfaits.
Ce Don Carlo d’Alagna, on pleure de l’avoir manqué.
© Jacqueline Dauxois
Ci-dessous la distribution :
Beau commentaire qui n’était pas facile à faire . Ce concert de Don Carlos dont on pouvait croire qu’il allait être un succédané de l’opéra nous en a montré l’essence la plus subtile et toujours rappelé que R. Alagna magnifie tout ce qu’il chante et joue.s