Une première au Paradis
Premier acte
Il y a un paradis à l’Opéra de Vienne, derrière les fauteuils d’orchestre. On entre par le fond. Un escalier central dessert les rangées où on va se serrer debout. Les nouveaux découvrent le rituel des foulards ; entortillés le long des rampes où on va s’accouder, ils signalent que les places qui semblaient libres sont prises, donc, elles le sont toutes lorsque vous arrivez, reste le dernier rang déjà très encombré, sans espoir de rien voir.Pour le moment, on suffoque, on s’écrase les pieds. De jeunes Louboutin, qui croyaient pouvoir entrer ici comme au cinéma, fraient sans complexe avec les Bata élimés des habitués. Curieux, mais ignorant tout du spectacle, les fringants aimeraient s’en faire une idée avant le lever du rideau ; un troc alors s’organise tout seul ; vous racontez ; eux, vous attirent de l’un à l’autre et vous vous retrouvez juste avant l’ouverture du rideau à un assez bon emplacement pour voir à travers la trouée des têtes et comme l’acoustique au paradis, est parfaite, c’est bien.
Premier acte
Le chef, Marco Armiliano, entre dans la fosse.
Silence instantané, pas même ces raclements de gorge qui vous donnent des pensées assassines. Les chœurs des Hébreux commencent à se lamenter. Tous les regards cherchent Samson, caché au fond, sous une couverture. Dès qu’il est repéré, on ne le quitte plus. Si quelqu’un passe d’un pied à l’autre, les rangs derrière en font autant pour continuer de le voir au milieu d’une foule gémissante qu’il va relever et conduire à la victoire. Il lance ses premiers mots : « Arrêtez, ô mes frères », le paradis frémit. Une attention passionnée grandit pendant le chant éblouissant d’espérance qui soulève le peuple, la vision de Samson, prophète inspiré qui défie le grand-prêtre, l’assassinat d’Abimélech et la célébration de sa victoire par Dalila et les prêtresses de Dagon.
Traditionnellement, la victoire, célébrée devant le temple de Dagon, est prétexte à des danses orientales et les prêtresses brandissent des arceaux fleuris. Ici, pas de temple, le décor reste vide et sombre comme pendant les lamentations. Samson allume des bougies sur des galets. Ces nouveautés n’offusquent personne au paradis, d’autant qu’elles sonnent juste, sinon sur la forme du moins sur le fond. Les prêtresses de l’idole, toutes des Philistines, qui proclament leur amour pour le vainqueur, sont des vaincues. Vaincues par lui, Samson, qui revient de la bataille couvert de sang philistin, celui de leurs pères, de leurs frères, de leurs amants, dont il se lave en public, confiant comme un enfant, ignorant, ce que le public ignore aussi à ce moment : sa victoire a changé en haine implacable la passion amoureuse de Dalila.
Pendant le changement de décor, les nouveaux venus au paradis disent combien ils ont aimé. Le temple, les danses en couleur ne leur manquent pas. Ils ne sont pas venus au Moulin Rouge.
Deuxième acte
Le décor de l’acte II, ce n’est rien, et c’est beau. Tout est noir. Sur un praticable très élevé, Dalila, dans une longue robe bleue, est seule dans une embrasure de porte, seule éclairée, irréelle, crémeuse dans l’obscurité qui la cerne de tous les côtés, elle semble suspendue dans le vide.
Le grand-prêtre entre, image inversée de l’Éden, il lui tend la pomme de la tentation et offre ses trésors, si elle lui vend Samson. Elle l’écrase de mépris. Elle livrera son amant, qui veut la quitter pour servir son peuple et son Dieu, pour se venger. Le grand-prêtre s’en va pour éviter de croiser Samson.
Samson va entrer. Le praticable tourne sur-lui-même et on découvre une salle peinte en bleu, meublée de deux fauteuils Louis XV et d’une baignoire où Dalila vient boire. On dirait qu’à cette source elle s’abreuve de l’eau de vie qui coule de l’Ancien au Nouveau Testament et qu’elle annonce l’apocatastase, le salut pour tous.
L’un des plus beaux duo/duel de la musique française a pour cadre ce salon bleu qui semble flotter comme un vaisseau spatial dans un espace noir infini. Les amants sont prisonniers de ce décor qui évoque un héritage qu’on aurait transposé ; à l’époque de Saint-Saëns, on aurait conservé les dorures,; cet héritage c’est donc le nôtre, on ripoline le passé, on casse les conventions et on installe la baignoire au salon.
Aucun Samson ne résisterait à la perversité accomplie de Dalila, à la poésie du texte si intimement liée à la beauté de la musique. Envoûté par l’un des plus émouvants chants d’amour qui se puissent entendre, « mon cœur s’ouvre à ta voix », torturé, comblant les vides laissés à la voix du ténor par un jeu de tragédien qui passe de l’amour fou à la détresse, à la colère et à l’horreur, Roberto Alagna est bouleversant.
Il est venu vers elle. Il voudrait rompre. Mais le piège est trop délectable, il reste, elle l’ensorcelle et lui fait descendre un à un les degrés de l’enfer. Comme Samson par Dalila, le paradis est fasciné par les chanteurs, la beauté de leurs voix, leur jeu, leur plastique, leur élégance.
Lorsqu’il pressent qu’elle le trahit, Samson lance un fauteuil à travers la pièce. On s’étonne, lui aussi. Samson, s’il casse, il pulvérise toute la pièce. Or, il y a, dans le salon bleu, un élément cosmique à portée de la main. À genoux, il cogne la surface, soulève des gerbes à pleins bras, inonde Dalila qui l’inonde à son tour. L’orage qui va se déclencher là-haut prend son origine sur la terre et gronde d’abord entre un homme et une femme qui vont s’affronter jusqu’à la mort à travers leurs peuples et leurs dieux. Épouvanté par ce qu’il fait en livrant à Dalila le secret de son alliance avec Dieu, désespéré quand elle appelle les soldats, Samson pousse le cri qui achève l’acte II dans l’aigu somptueux du mot : « Trahison !» Une pluie diluvienne se déverse des cintres. Le rideau se ferme.
Tout le reste, les cheveux coupés, les yeux crevés, se passe en coulisses. Ici, Dalila lui coupe une mèche symbolique sur scène.
Entracte
Pendant l’entracte, quelques habitués, épuisés par la station debout, vont assister à la fin de l’opéra assis par terre sur la place où le spectacle est transmis en direct. Leur départ dégage ce qu’il faut d’espace pour respirer, mais en réalité, on ne se soucie plus de ce détail au paradis. Certains, jaloux de garder pour eux seuls un bonheur que deux mille deux cents personnes viennent de partager, ne lèvent pas les yeux.
Troisième acte
Le rideau s’ouvre. On s’attendait à le trouver tournant la meule comme un bœuf, et il est là, debout, seul dans l’obscurité totale, titubant sur place, infirme aux yeux crevés, les joues en sang, sale, dans un débardeur déchiré, le pantalon retenu par des ficelles. Aveuglé lui aussi par le choc, le paradis suffoque. Cet homme, là-bas, si loin sur le plateau, si c’est un ténor, il est caché sous un clochard, si c’est Alagna, et on sait que c’est lui, il est méconnaissable. Sa voix s’élève : « Vois ma misère, hélas ! vois ma détresse… » On n’a jamais vu ni entendu pareil miserere. Les regards rivés sur lui ne vont plus le quitter.
La bacchanale, loin de détourner l’attention de cet aveugle pathétique, traité comme une bête jusqu’à lui faire laper de l’eau par terre, crée un décor pour lui, et c’est devant des images orgiaques qu’il écarte les bras en croix, comme il l’avait fait pendant le duo, évoquant, à travers l’image d’un Samson martyrisé, celle du Christ sauveur.
Traditionnellement, cette image christique de
Samson précurseur est la dernière. Samson fait écrouler le temple en écartant les bras en croix.
Il n’y a pas de temple ici. Montrer cette image avant la fin, lui donne plus de force. Pour le final, au lieu de disloquer des piliers de marbre, Samson, ayant marché vers un double mystérieux de lui-même, sa conscience, son remords peut-être, détruit par sa seule prière l’idole et ses adorateurs « en les écrasant en ce lieu », et la voix d’Alagna proclame la victoire avec le Si bémol vainqueur de la libération. Au milieu d’un vacarme d’explosions et de feu, la puissance solaire de son timbre domine tout et c’est l’apothéose.
Qu’on l’aime ou la rejette, la mise en scène d’Alexandra Liedtke n’est pas de celles qui s’oublient. Samson est le lion de cette œuvre. Alagna est l’étoile vers qui tout converge dans cet opéra entièrement revisité. Jamais public n’a pu approcher le héros biblique d’aussi près, dans la vérité de son âme et l’intimité de son cœur. Le Samson de Roberto Alagna n’est pas à trois millénaires de nous, il est là. Son chant est dans sa plénitude, comme toujours. L’alliance de son timbre de soie et le choc visuel des images créent une beauté qui bouscule, dans laquelle son génie lyrique, héroïque, romantique, tragique atteint une expression parfaite.
Le rideau tombé, le paradis sidéré ne sait pas s’il verra jamais rien d’aussi beau.
Rideau
Les artistes saluent. C’est l’explosion d’une formidable ovation célébrant Roberto Alagna. Personne ne voulait cesser de l’acclamer. Elīna Garanča, elle aussi au sommet, a dû avoir les oreilles vibrantes pendant des heures. Lorsqu’Alagna est allé vers Marco Armiliato, les paumes cuisaient, les applaudissements redoublaient. Les hou, qui ont fusé quand Alexandra Liedtke est venue rejoindre les interprètes et le chef sur la scène, ont stupéfié les enfants du paradis. Ils ne comprenaient pas comment on pouvait rejeter quoi que ce soit de ce spectacle. Ils l’avaient tant aimé ! Ils avaient vingt ans, c’était leur premier opéra. Ils rêvaient de revenir.
(1) Le Condamné à mort, opéra de David Alagna, d’après d’après Victor Hugo.
© Texte et photos Jacqueline Dauxois
Annexe :
© Texte et photos Jacqueline Dauxois
A Vienne dans 2 jours je vais essayer de voir Samson avec les yeux de Mme Dauxois .A défaut de la suivre dans ses commentaires sur la mise en scène il reste que ce texte est celui d’un remarquable écrivain et un bel hommage au talent de R. Alagna.
Rentrée de Vienne après avoir vu la dernière de Samson et relu le texte de J.Dauxois je peux dire ,comme vous l’écrivez ,qu’on a assisté à un des plus beaux duos-duels d’opéra.
Sublimes Roberto et Elina
3 ème commentaire .Où l’on voit que la symbiose opéra, chanteurs (on oublie la mise en scène) écrivain pour en parler (si bien) nous ramène à Vienne à ce moment de bonheur que fut ce Samson .Le re-re-re lire nous fait oublier un moment la tristesse de notre vie actuelle