Comme il règne depuis trente ans au firmament de l’Opéra, le public a oublié à quel point il fut une révélation. Aucun ténor, depuis, n’a soulevé une telle vague. Personne comme ce chanteur venu des cabarets de Montmartre, et qui a tout conquis tout seul, personne n’a incarné les héros d’Opéra, en particulier ceux de Shakespeare, qui exigent tellement puisqu’ils exigent Shakespeare au-delà du livret, avec une pareille sensibilité vocale et une intelligence aussi aiguë et profonde du personnage, il avait peut-être déjà la culture qu’il possède aujourd’hui sinon un instinct formidable de la littérature et de la nature humaine lui en tenait lieu et, dans ce cas, il a acquis la culture en guise de roue de secours, parce que je n’en connais pas beaucoup capables de lire, comme lui, Othello en cinq langues avant une prise de rôle. Mais s’il est devenu, dans sa maturité, l’Otello suprême, c’est qu’il a été ce Roméo sans égal.
Ci-dessus, au ROH, en 1994 avec Leontina Vaduva.
Le Roméo du ROH et celui d’Orange sont des frères jumeaux qu’on retrouve sur la même ligne de crête. Les livrets affadissent Shakespeare sous les couleurs du dix-neuvième siècle, mais s’il y a Roberto Alagna sur scène Shakespeare est là.
LE TRIOMPHE D’UN JEUNE TÉNOR
Pour ses premiers Roméo, le jeune ténor a été servi par deux productions d’anthologie de Nicolas Joël, mort trop tôt, cette année (1953-2020). En réalité, il ne s’agit pas de deux productions différentes, mais d’une seule conception du spectacle adapté à un théâtre à l’italienne et à un hémicycle de 9.800 spectateurs, mais c’est la même vision de l’œuvre, la même connaissance des textes, la même sobriété des décors, la même beauté, la même élégance des costumes, des couleurs et des matières. Les différences ne font qu’accentuer la profonde ressemblance des deux spectacles et le plaisir qu’éprouve le spectateur devant pareilles réussites.
Aux Chorégies d’Orange, en 2002.
Ses deux Juliette : Leontina Vaduva à Londres et Angela Gheorghiu, à Orange, sans l’égaler sur le plan vocal, parce que ce n’est pas possible, il faudrait l’articulation d’une Ninon Vallin, étaient remarquables, entraînées par lui jusqu’au point culminant du sommet, excellentes, jolies, accordées à lui par l’âge, le charme et la beauté, habillées de costumes en harmonie avec les siens, élégants, d’une sobre beauté.
Aux Chorégies d’Orange, avec Angela Gheorghiu.
Ces deux chefs-d’œuvres de mise en scène exaltaient un inégalable Roméo, la critique unanime l’a proclamé dans toutes les langues. Et lui, il ramassait les fleurs tombées sur lui, en relançait des brassées vers la foule et en gardait aussi, contre sa poitrine.
AU METROPOLITAN
C’est à un remplacement que nous devons ce Roméo, retransmis par le Metropolitan Opera de New York, le 23 juillet de l’an covid 2020.
La mise en scène de 2006, avec Nathalie Desay et Ramon Vargas, devait être reprise en 2007 par Anna Netrebko et Rolando Villazon. Vilazon, souffrant, Roberto Alagna a sauvé les deux premières et les dernières, entre temps ont chanté aussi Joseph Kaiser, Marcello Giordani et Matthew Polenzani.
Mais le ténor de légende, c’est lui.
Entièrement différente de la conception de Nicolas Joël, celle de Guy Joosten met en scène un spectacle foisonnant, qui abonde en images recherchées et décors tirées des chefs-d’œuvre de la marqueterie de la Renaissance et du cosmos, jusqu’au plateau, en plans inclinés, qui représente les signes de zodiaque et des instruments qui semblent sortis du cabinet de Tycho Brahé, l’un des géo hélio centriste de Rodolphe II de Habsbourg. Ces décors ancrent ainsi l’histoire dans son époque et dans l’éternité d’une vision cosmique. La nuit d’hyménée est chantée sur un lit, très applaudi, qui descend des cintres pendant qu’un ventilateur fait remuer les draps. Mais ce n’est pas le ventilateur, c’est le duo, qui est transport d’amour et fait s’envoler les images et les spectateurs par la grâce de deux voix uniques, admirablement accordées.
Au Metropolitan en 2007, Anna Netrebko et Roberto Alagna.
Comme chanteurs et acteurs, chacun d’eux est incomparable, par la puissance, le timbre, la couleur, le chatoiement, la descente dans les graves et l’envolée si facile dans les aigus radieux.
Faire chanter ensemble deux chanteurs de cette trempe, ce n’est pas seulement multiplier la beauté par deux, mais la faire croître d’une manière exponentielle.
CONCLUSION AVEC UN POURPOINT
Le pourpoint d’Orange a été vendu aux enchères l’année dernière par l’Opéra de Toulouse. Ainsi, on donne un prix à des choses qui n’en ont pas. C’est vrai qu’à l’Opéra on paie une place pour un rêve. Mais ce pourpoint de légende, est-ce qu’il ne fallait pas le lui donner ? Ou le mettre à des enchères de rêve et d’amour, alors j’aurais gagné, d’abord parce que je gagne toujours et puis j’ai écrit sur lui deux livres et une centaine d’articles en trois ans, sans compter les photos, qui dit mieux ? Un, deux, trois, adjugé ! Je l’emporte pour le lui donner. C’est à lui qu’il appartient. Et comme je n’ai rien de lui, absolument rien, j’ai même raté une plume de l’Otello de Paris, j’aurais été inquiète de garder cette incarnation d’un rêve, ou s’il m’avait dit de le garder, alors, je l’aurais apprivoisé, je l’aurais porté pour écrire, comme je le faisais dans ma jeunesse où, avant d’écrire, j’inventais des rituels.
© Jacqueline Dauxois
Les images sont tirées du DVD, du spectacle enregistré par France 2 et de celui du Metropolitan Opera de New York.
Très bel article qui retrace en même temps une partie de l’extraordinaire carrière du grand Roberto Alagna…
Jacqueline Dauxois n’oublie jamais qu’elle est un écrivain .Ses études et commentaires se lisent comme des petits livres
En cette période si difficile et déprimante, votre fidélité me touche énormément.
C’est beau de vous relire ♥♥♥ j’ai regarder les trois……mais ma version préférée rest celle de 1994 ♥♥♥♥♥♥♥♥♥