PLUIE D’ÉTOILES DANS UN MONDE CONFINÉ
Le 25 avril 2020, le Met organise un Gala « À la Maison » (1).
Pour un spectacle comme on n’en a jamais vu, dans une situation que le monde n’avait jamais connue, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak ont choisi de donner une coupe de l’Elisir d’Amore et ce n’est pas du bordeaux mais du champagne.
Il va pleuvoir des étoiles toute la nuit.
Quarante chanteurs, que personne n’aurait jamais pu rassembler sur une scène, chacun cloitré dans sa maison, donnent un concert à toute la terre ! Comme c’est sans prix, le Met l’offre pour rien.
Certains ont été les partenaires de Roberto Alagna et/ou d’Aleksandra Kurzak : René Pape, Anita Rachvelishvili, Sonya Yoncheva, Anna Netrebko. Les autres le seront pour une nuit.
Ci-dessus : l’annonce du Met, qui n’ a pas eu le triste courage de montrer la place déserte.
Ce soir, nous aurons la douce et cruelle illusion d’être invités chez eux, nous entrerons dans leurs maisons comme chez des amis tellement admirés. Nous accueillerons chez nous leur gloire bien habillés, pas de vieux jean éculé et de pull avec le coude à travers la manche, rien que du beau avec une rose près de l’écran et du champagne ou sinon du Coca.
Ce concert nous fait retrouver ce qui nous unit : eux, les étoiles, sur scène dans leur gloire, et nous invisibles, anonymes, plongés dans le noir des salles de spectacles, unis par l’amour d’une même beauté.
Leurs voix divines ouvrent une porte vers un passage mystérieux dont on ignore tout. Privés de ces visions d’un monde autre, on peut s’étioler et, peut-être, mourir. Ils le savent et chantent dans cette nuit étrange pour nous consoler pendant ce confinement qui nous laisse le temps de mesurer que les différés et les enregistrés, c’est comme manger du ravioli en boîte, debout dans la cuisine, quand on vous a promis du Beluga Tsar Impérial devant un feu dans la cheminée.
Un pis alle peut-être qui nous tient à tous la tête hors de l’eau.
Nous sommes privés d’eux.
Mais eux?
Ils sont privés de nous. Nous devons être ensemble. On nous a fermé nos salles, annulé les festivals en plein air de l’été, ils ne peuvent plus chanter pour nous alors que c’est leur vie, de chanter ailleurs que chez eux. Quelle tristesse doivent-ils éprouver, pendant des mois, loin de leurs loges, leurs habilleurs, maquilleurs, perruquiers, de leurs partenaires et de nous, leur public, et de nos ovations.
SEPT CANIO QUI NOUS MANQUENT…
Le samedi 25 avril 2020, le ROH aurait dû donner la cinquième représentation de Paillasse.
Roberto Alagna chantait Canio.
La Première aurait eu lieu le 11 avril et il devait continuer jusqu’au 2 mai.
Il nous manque, ce Paillasse, à lui et à nous. Il a déjà chanté le rôle plusieurs fois, mais chaque fois il le révèle. Si ce Canio nous manque, imaginez à lui ! Quel vide son absence fait en lui, d’autant qu’il l’aime, il aime tous ses personnages, mais à Canio, il lui ressemble (à d’autres aussi, mais Canio est spécial), ce n’est pas dire qu’il va tuer Aleksandra ni qu’il en est capable. Canio le peut, pas lui. Lui s’en approche jusqu’au vertige qu’il nous communique. On vient pour ça, pour croire que cette vie, qui n’est ni la sienne ni la nôtre, pourrait devenir nôtre, à travers lui.
...ET LA CANTILÈNE DE HALKA PAR ALEKSANDRA KURZAK.
Dans le cadre des Grandes Voix, Aleksandra Kurzak devait interpréter, le 19 mai 2020 prochain, au Théâtre des Champs-Élysées, un programme ambitieux, qui lui aussi va nous manquer.
Après un air de Pagliacci devaient suivre : « Ecco respiro appena » d’Adriana Lecouvreur, puis un extrait du Trouvère, et, à la fin de ce qu’on suppose être la première partie car ce n’était pas indiqué sur l’annonce : Vissi d’arte de Tosca, qu’elle va chanter en entier avec Roberto Alagna l’année prochaine à Paris.
Après les airs de la première partie, très attendus par un public qui les aime d’avance, la seconde nous offrait l’audace et la découverte : un saut de l’univers latin au monde slave. Entre un extrait de Rusalka, de Dvorak, et un autre tiré de la lettre d’Olga (Onéguine), rarement montés, le morceau qu’on attendait avec impatience : une aria de Stanislas Moniuszko, le plus grand compositeur d’opéras polonais de son temps, dans une œuvre que la chanteuse voulait faire connaître à Paris : Halka.
À la fois drame romantique aux couleurs universelles et hymne à la Pologne, Halka, qui commence par une polonaise et s’achève par une mazurka, ne peut qu’être cher à un cœur polonais.
Aleksandra Kurzak voulait faire cadeau à son public de la cantilène de l’Ace IV, scène 4, où la jeune mère abandonnée pleure son enfant mort de faim et où la voix de la soprano dialogue avec le chant du violoncelle.
LE CHOIX DE L’ELISIR D’AMORE
Ci-dessus : l’Elisir d’Amore, Paris, 2016.
Pour le gala « À la Maison », ils ont choisi, non pas un des duos de Puccini, récemment enregistrés, ni un extrait de leur prochaine Tosca mais, dans l’Elisir d’Amore, l’étourdissante barbara, tourbillon de joie, de voix qui tournoient, une euphorie piquante et tendre qui met la joie au cœur.
Ce choix est une déclaration.
L’Elisir est l’Opéra de leur rencontre. Il a changé leur vie. C’est l’un des rares opéras où on s’amuse, on rit, on pleure des larmes tendres et légères qu’on sèche bientôt et tout finit par un si joyeux triomphe de l’amour que personne n’irait en douter.
Ils auraient pu chanter ensemble pour la première fois dans Carmen, navrant, dans Paillasse, désolant, dans Otello, sublime tragédie, pire ils auraient pu se rencontrer dans La Juive, comme si ce couple pouvait jamais avoir l’air d’un père et de sa fille, aux rapports d’ailleurs monstrueux, même si pas incestueux.
Ils ont échappé à tout ça et c’est le savoureux Elisir qui les a réunis.
C’était au Royal Opera House, à Londres.
Deux ans plus tard, ils revenaient dans la même production de Laurent Pelly, à Paris cette fois, et Roberto disait aux journalistes que l’élixir avait bien fonctionné, – si bien qu’une petite fille leur était née pendant qu’il chantait Werther à Paris.
L’Elisir marque le départ d’une carrière à deux, qui n’empêche pas chacun de poursuivre la sienne de son côté, et la création d’une famille. Roberto a une fille aînée, Ornella, qui lui a donné deux petits-enfants. L’Elisir a été l’annonce de la venue au monde de l’enfant qu’Aleksandra et Roberto ont ensemble : Malèna (2).
S’ils ont choisi la Barbara pour ce Gala unique, ce n’est peut-être pas seulement pour donner une preuve supplémentaire de ce qui les unit.
Personne n’a oublié 2016.
Les attentats terroristes, le massacre au Bataclan, aux terrasses des café, au Stade de France.
Tous les spectacles en France ont été supprimés pendant trois jours de deuil national (3).
Une représentation de l’Elisir d’Amore a été annulée. Avant le début de la suivante, le 18 novembre, Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris, a dit quelques mots en présence de Philippe Jourdan, directeur de la musique, du chef des chœurs et de tous les artistes, déjà habillés et maquillés. Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna avaient des visages de craie : on ne voyait que ce blanc sur leurs visages, pas les couleurs ajoutées. C’est certain, j’ai les photos. Après le discours, ils ont chanté La Marseillaise devant un public debout, qui pleurait.
Alors le choix de ce duo scintillant, le soir du 25 avril 2020, dans ce Gala de toutes les solitudes, vient nous dire que le bonheur d’aimer est seul capable de triompher. Ils ne se sont pas contentés de chanter. Dans une seule pièce, avec un unique cadrage, ils ont été capable de créer véritable mise en scène, d’une verve et d’un brio enthousiasmants, Aleksandra surgissant du côté, où elle n’était pas visible, au milieu de l’écran, lui avec sa bouteille, un livre qu’il tient à l’envers, une guitare et, pour finir, comme sur le plateau de l’Opéra Bastille, perché sur son échelle – ici, elle conduit aux rayons élevés de leur bibliothèque.
Ce que nous dit leur choix d’amour, c’est qu’après le carnage du Bataclan, ils ont recommencé de chanter, ensemble, pour nous.
Après l’angoisse du confinement, ils vont revenir. On a déjà nos billets pour Tosca 2021. La vie, bloquée entre des parenthèses, la vie morte qu’on nous fait mener, va reprendre son cours, la vie va redevenir vivante, ils vont remonter sur les planches, on va recommencer de les acclamer pour de vrai, de s’enrouer le gosier et de se faire cuire la paume des mains.
Leur duo est un message d’espérance au monde entier.
Notes:
(1) Comme toutes les retransmissions covid du Met, le concert sera visible pendant les 20 heures qui suivent. Depuis le début du confinement, des artistes, physiquement séparés, se rassemblent virtuellement pour jouer ensemble et donner des concerts et des spectacles. La semaine dernière, le dimanche 19 avril 2020, Lady Gaga avec : « One world Together at home », a donné à ces spectacle sen ligne une dimension internationale. Les Rolling Stone, avec leur batteur, Charlie Watts, qui jouait sans instrument, ont déchaîné l’enthousiasme des réseaux sociaux.
(2) Lorsqu’elle était un bébé, pendant l’Otello d’Orange, j’ai écrit La Lettre à Malèna. Maintenant, elle est (presque) grande. Au Met, en janvier de cette année, pendant La Bohème de son père et La Traviata de sa mère, – c’était il y a si peu de temps, c’était il y a si longtemps -, elle a été d’accord pour faire une photo, dont je suis particulièrement fière, avec son doudou et… moi.
(3) C’est à ce moment que l’Opéra a installé des grillages et une tente avec contrôle d’identité pour accéder à la billetterie et à l’entrée des Artistes et c’est depuis que les fans, tenus à bonne distance, ne peuvent plus se mettre à l’abri en cas d’intempéries.
© Jacqueline Dauxois