Un soir d’Otello, il sortait de scène et traversait l’habituelle bousculade devant sa loge où chacun réclame une photo avec Roberto Alagna. Et là, c’est lui qui me désigne un homme, fin et discret, qui ne jouait pas des coudes pour l’approcher :
» Tiens Jacqueline, fais une photo avec Franck et tu prends son mail… »
Il ajoute qu’ils se connaissent depuis toujours. Je suis intriguée, mais il est impossible de se parler.
Un moment plus tard, Bertrand de Billy, vient à son tour le trouver dans sa loge.
Autre rafale de photos et l’inconnu propose d’en faire de moi avec Roberto. Depuis toutes ces années où je photographie tout le monde, il est la troisième personne à me faire cette offre.
En partant, je lui demande qui il est : Franck Aubin, violoniste à l’Opéra de Paris. Il me donne son mail. Je le perds.
Je le rencontre une autre fois, je lui envoie la photo, nous commençons à nous parler. Il me dit qu’ils étaient voisins quand ils étaient petits.
Un soir, nous prenons rendez-vous à l’entracte, il me montre la fosse. C’est la deuxième dans laquelle je peux entrer, après que Michel Plasson m’a offert, à Bilbao, de m’y conduire.
Je commence à débrouiller l’histoire de leur voisinage, quand ils étaient petits.
De deux ans plus jeune que Roberto, Franck habitait à Clichy-sous-Bois la même rue que la famille Alagna. Le père de Roberto était maçon, sa mère couturière ; le père de Franck était menuisier en bâtiment et sa mère infirmière piquait à longueur d’année la grand-mère de Roberto, me dit Franck.
Une autre fois, à la cafétéria, il m’apprend qu’il est né le le 25 février 1965, le même jour que Sylvie Guillem, une voisine.
Roberto aussi voyait passer devant sa maison, le petit rat.
Il le raconte dans son premier livre :
« J’enviais cette petite fille blonde, aux cheveux nattés dans le dos, que nous voyons rentrer chez elle, chaque fond e semaine, de faire déjà partie de ce monde enchanté. Elle se tenait toujours très droite, sans jamais détourner la tête, comme si elle marchait sur un fil, et au-dessus d’un rêve. » (1)
Et Franck dit :
« Elle habitait, à Gagny, à cinq cents mètres à vol d’oiseau Nous sommes allés au même lycée parisien, le Lycée Racine qui fonctionne à mi-temps pour les artistes, sans suivre les mêmes classes. Les danseurs avaient lycée l’après-midi, tandis que les musiciens plutôt le matin – c’était mon cas. Quand je suis entré à l’Opéra, elle avait déjà quitté le corps de ballet, dont elle était la plus belle étoile, pour intégrer le Royal Ballet de Londres. Mais elle est revenue quelques fois par la suite danser à l’Opéra de Paris comme artiste invitée et j’ai eu la chance d’accompagner cette merveilleuse danseuse.
Nous avons continué de parler, Franck et moi. Je lui ai posé des questions sur son art, sur lui, je lui ai dit que j’avais envie d’écrire un article. En réponse, il m’a envoyé ce texte :
« J’avais 6 ans quand ma mère me demanda ce que j’aimerais faire comme activité extra-scolaire à la prochaine rentrée : sport, musique… Nous avions à la maison très peu de disques classiques : les Valses de Chopin, la Petite Musique de nuit de Mozart et les Quatre saisons de Vivaldi. J’aurais adoré savoir jouer du violon !
« Ma mère avait dans sa clientèle un pianiste russe qui jouait à Paris dans un restaurant. Elle lui fit part de mon envie d’apprendre le violon. Le pianiste s’en émut et lui répondit : « Vous pas acheter violon. Moi avoir un ici et le donner maintenant à Franck !» C’était une grande gentillesse de sa part et une grande chance pour moi.
« Après avoir été inscrit au conservatoire du coin, je me rendis au premier cours de violon. En voyant mon instrument, le professeur a levé les bras au ciel. Impossible de commencer sur ce violon beaucoup trop grand pour moi ! Trop grand de deux tailles au moins : c’était un ¾ quand ma taille aurait requis un petit ¼. Me voyant pleurer, Jean Mouillère se ravisa et me fit une proposition que seul ce fantasque pédagogue pouvait faire : « Tu vas apprendre la technique de l’archet en tenant la caisse du violon et tu commenceras à poser les doigts en tenant le violon comme une guitare. » Mes débuts, avec ce violon trop grand et trop lourd, ont connu des hauts et des bas, mais je ne me suis pas découragé.
« Jean Mouillère, s’il était un pédagogue fantaisiste, avait une aura incroyable, il jouait beaucoup pendant les cours, j’étais fasciné par son jeu qui m’a donné dès les début l’envie de devenir violoniste.
« Roberto et moi nous connaissions de vue car mon meilleur copain était le voisin immédiat de la famille Alagna. Un grillage séparait les jardins, alors nous n’étions pas sans nous voir quand j’allais jouer chez mon copain Philippe L. durant toute l’école primaire. Ses parents n’entretenaient pas de relations amicales avec les Alagna, alors quand j’étais chez Philippe, nous ne jouions pas avec Roberto et ses petits frères, mais je me souviens très bien avoir fait du vélo avec Alberto, l’Oncle de Roberto, qui a mon âge.
« Roberto avait déjà une personnalité très affirmée qui m’en imposait. J’étais timide et plutôt complexé quand je passais devant chez Roberto avec mon crincrin pour aller au conservatoire.
« Adolescent, il avait un look de rocker alors que j’étais très introverti.
« Quelques années après, j’étais entré au conservatoire de Paris, ma mère me dit :
« Tu sais Roberto, l’aîné des enfants Alagna, il paraît qu’il a une belle voix de ténor, il travaille le chant sérieusement, il aimerait devenir chanteur d’opéra. »
« Trois ans plus tard, je termine mes études au conservatoire de Paris et ma mère dit :
« Tu sais Roberto Alagna, et bien il a décroché un engagement en Angleterre! Il va bientôt chanter Alfredo de la Traviata à Glyndebourne. Il veut passer le concours Pavarotti. »
Des progrès si rapides, je n’en revenais pas!
« Sorti du Conservatoire, je suis nommé premier violon-solo de l’orchestre des Concerts Colonne. Philippe Entremont en est le chef d’orchestre en titre. Son assistant, Bertrand de Billy, a abandonné son poste d’altiste de l’orchestre pour se consacrer à ses études de direction d’orchestre.
« Un jour ma mère me dit :
« Tu ne sais pas? Roberto Alagna a gagné le concours Pavarotti ! » C’était juste incroyable !
« L’Orchestre Colonne accompagnait alors régulièrement les émissions télévisées d’Eve Rugieri «Musiques au cœur». À la première répétition d’une nouvelle série, Bertrand de Billy annonce à l’orchestre que la prochaine émission sera consacrée à un jeune ténor formidable : Roberto Alagna !
« Alors que nous ne nous étions jamais vraiment parlé, quand nous nous sommes retrouvés sur le plateau de tournage, nous étions tellement contents de nous voir qu’on aurait cru de vieux amis.
« Depuis, j’ai quitté les Concerts Colonne et intégré l’orchestre de l’Opéra de Paris. Chaque fois que Roberto vient chanter à l’Opéra Bastille ou Garnier, je cumule l’immense bonheur de l’écouter et la joie de retrouver le voisin d’enfance.
« Les parents de Roberto ont déménagé pour s’installer dans une autre maison, à 500 mètres. Mes parents ont fait de même. Leur nouvelle maison est maintenant mitoyenne de celle de M. et Mme Giuseppe Alagna (le frère du père de Roberto et la sœur de sa mère), amusant, non?
« Il y a quelques jours, c’était la dernière représentation d’Otello à l’Opéra Bastille avec dans le rôle titre Roberto Alagna, Bertrand de Billy à la baguette et votre serviteur tenait sa partie de violon dans l’orchestre : ça méritait bien une photo souvenir ! Merci, Jacqueline : -) ».
Moi aussi, je dis merci, si contente de la photo où je suis avec Roberto.
(1) Roberto Alagna : Je ne suis pas le fruit du hasard, Grasset, 2007.
(2) Musiques au cœur, d’Eve Ruggieri, 1992. Roberto Alagna a chanté Una Furtiva lagrima de Donizetti de l’Elisir d’Amore.
© Jacqueline Dauxois
C’est toujours un plaisir d’apprendre de nouveaux éléments de la vie d’une personne qu’on admire et de voir enfin une photo de Jacqueline et de Roberto.