Les danseurs, on raconte qu’ils s’exercent chez eux, ah oui, et comment ? les portés finissent dans les lustres et les têtes cognent au plafond, les chanteurs font leurs aigus du matin dans la salle de bain et après ? ce n’est pas dans la salle de bains ni dans leur salon, fût-il immense, qu’ils peuvent projeter, à eux aussi, il leur faut des studios, de l’espace, des auditoriums, des hémicycles, il leur faut leurs camarades, il leur faut leur public, aux comédiens aussi. Chacun s’étiole de son côté. Les écrivains, habitué à travailler dans la solitude, n’en peuvent plus. Et les peintres, les sculpteurs, les compositeurs. Ils ont l’habitude d’être souvent seuls pour travailler. Ce n’est pas la même solitude. Les artistes s’étiolent. Les chanteurs veulent leur public, je veux mes lecteurs. Pas seulement ceux du website ; ceux de mes livres, ceux du Mémorial des anges oubliés qui devait être en librairie en avril. On n’a pas pu me sortir mon livre.
On m’a pris mes Anges en avril ; en juin, on lui a pris Fedora.
Ci-dessus, la couverture que j’avais faite pour Fedora.
Ce ne sont pas des choses dont on nous prive, c’est nous, une partie de nous. Je n’avais plus mon livre, si j’avais eu ses répétitions ! Le regarder créer un personnage, c’est comme écrire par procuration. Je sais ce qu’il fait, de l’intérieur je le sais. Je ne vais plus à ses répétitions. Il n’y en a plus. Les coulisses, on n’y va plus. On ne peut plus respirer cette odeur de ténèbres, d’air recuit dans les projecteurs tournoyants de poussières, c’est la tranquillité, pour ça oui, mais c’est affreux.
J’écris, ça oui, j’écris, à tour d’ordi, et je range le site où pendant des années j’ai entassé les articles les uns derrière les autres, comme je le fais pour les livres qui débordent des rayons, s’entassent les uns sur les autres et grimpent dans toute la maison. Avant d’apprendre à faire fonctionner les « pages », je m’occupe des « articles ». Ils continuent de s’accumiuler à l’ « accueil », celui-ci fera comme les autres, mais j’ai fait des chapitres et des sous-chapitres qui s’appellent « sous-éléments », j’ai rangé, classé, Samson et Dalila et Antigone ou le choix de la liberté, sont maintenant groupés. J’ai classé parce que quelqu’un m’a écrit que mes textes sur Samson « constituaient le commentaire de référence de notre époque ». Oh! Oh! Venant de celui qui a été « Monsieur livre » d’un précédant gouvernement, cela m’a donné de l’élan. Vanité des vanités, j’ai succombé…
Cette nuit du 13 au 14 juillet 2020, pour célébrer la première fête nationale covid-19, le Metropolitan nous offre l’unique fusée des feux d’artifice qui ne seront pas tirés : Roberto Alagna ! cette nuit, dans le monde entier, on pourra le voir dans un de ses exploits : Manon Lescaut de Puccini, du différé, de la conserve encore une fois. Tant mieux de le revoir, mais c’est en vrai que je veux l’entendre avec mes yeux à moi et le voir avec mes oreilles, et choisir les cadrages, les zooms, tout quoi, Alagna en chair et en os. En attendant, bien sûr, je le regarde en différé, dans ce personnage de l’exploit.
Le des Grieux de Puccini, il aurait dû le chanter des années plus tôt, s’il n’était tombé raide malade à la première répétition. Il voulait repartir de l’hôpital, les médecins et sa femme le lui ont interdit, plus tard, il a chanté Manon, de Massenet.
Au Met, ce fut l’imprévu.
Il répétait l’un de ses Pagliacci. Jonas Kaufmann, devait chanter Manon Lescaut. Il tombe malade. Alagna en dix jours, apprend un rôle qu’il n’avait chanté.
Et Puccini qu’est-ce qu’il lui a pris ? Il le savait que Manon de Massenet était un succès. Ça lui était égal. Il a écrit son Manon Lescaut.
C’est la guerre des Manons, Alagna les réconcilie, car les ténors capables de chanter les deux des Grieux sont très rares.
Lui, il peut.
Le soir tombe sur la mer. Elle fonce, s’irise et se moire, technicolor tous les soirs, elle ne fait pas ça le matin.
De l’autre côté de l’Océan, ils ont commencé d’écouter sa voix à lui, depuis une heure déjà.
Ici, il faut attendre encore.
AU PREMIER JOUR DE LA DIX-HUITIÈME SEMAINE, MANON LESCAUT
15 juillet 2020
Premier spectacle de la 18ème semaine des retransmissions : Manon Lescaut enregistré au Metropolitan le 5 mars 2016, diffusé le 14 juillet 2020. Ce cadeau fait aux Français est l’une des plus belles captations de ces dix-huit semaines, avec Roberto Alagna, le plus italien des ténors français et Kristine Opolais dans une mise en scène inspirée de Richard Eyre.
Manon est une histoire d’amour qui finit mal.
Manon Lescaut est une tragédie tendue comme une corde d’arc. Le roman de l’abbé Prévost n’est plus rien qu’un prétexte. Le livret, débarrassé de l’anecdote et de la délicieuse niaiserie qui fit ronronner le XIX ème siècle à plein régime, est supérieur à celui de Manon.
La mise en scène, les décors, les costumes et les éclairages deviennent de plus en plus réussis d’acte en acte, s’accordant à un rythme qui se resserre. D’un univers corrompu à un autre, l’histoire transposée sous l’Occupation révèle les violences faites à la femme par un monde d’hommes. Bientôt, il faudra envisager de dénoncer les violences faites par la femme maltraitée à un seul homme, alors on reprendra les interprétations de Roberto Alagna dans don José, des Grieux et Samson. En attendant, Olivier Py a fait sur Manon le même travail que Richard Eyre sur Manon Lescaut. Py l’a fait avec violence, cruauté, à la limite de la pornographie. Sans brutalité stylistique et avec élégance, Richard Eyre dénonce les mêmes abus. Sans faire le coup de poing. Ainsi l’escalier d’or de la maison de Géronte descend vers la chambre comme on descend aux enfers et c’est le même signifiant que les enseignes aux néons criards des maison closes de Py.
Si, dans cet univers de l’Occupation, l’arrestation de Manon par les nazis, conduits par Géronte, rend la vengeance du vieux encore plus abjecte, lorsque des Grieux menace les geôliers d’un fusil ou qu’il supplie de monter à bord, il pouvait prendre une balle dans la tête, certains l’ont prise pour moins que ça. Mais Eyre a prévenu le reproche qu’on aurait pu lui faire d’édulcorer la barbarie, en plaçant, dès le premier acte, des soldats allemands embusqués dans l’ombre, leurs armes pointées sur la foule, et, devant le bateau en partance, c’est à un officier français que des Grieux demande d’embarquer, pas à un allemand.
On a quatre décors, un à chaque acte : une grande place avec un escalier et un hôtel, XVIIIème siècle ébréché ; une chambre à coucher avec un lit rococo dans un appartement au faste clinquant ; un quai avec des cages qui enferment les prisonnières, derrière les cages un bateau immense accosté, et un coin du décor écorné du premier acte ; enfin le chaos du désert de la mort, mais un chaos construit pour échapper aussi bien au n’importe quoi contemporain qu’au faux désert de grand-papa. Les décors sont bien éclairés, les chanteurs le seront aussi.
Sur les portants, les costumes.
Manon, acte I, une robe exquise, délicieusement féminine, petit chapeau assorti, au II, Marylin super vamp séduisant le président, du rose encore, mais constellé, moulant des formes exquises et fendue par devant très très haut, il y en a qui vont être contents, qu’ils en profitent au III et IV, ils le seront moins, contrairement aux filles ramassées dans le ruisseau qui portent leurs atours professionnels d’aguicheuses spécialisées, Manon qui ne vient pas du ruisseau mais a été capturée chez un protecteur, va porter une robe de camp, sans forme et sans couleur. Elle sera magnifique dedans.
Des Grieux, acte I, un blouson en cuir, une chemise vert d’eau ira bien avec la couleur de ses yeux, au II veste blanc cassé, chemise et, dessous, débardeur, au III et au IV veste foncée et Tee shirt bleu nuit, qu’il pourrait tirer de son vestiaire à lui. Il sera plus séduisant en le portant que dans les costumes précédents, encore que la veste du II…
Les chanteurs font leur entrée.
Ils sont beaux tous les deux, les silhouettes, les âges, les voix, le jeu, et le charme, ils sont très assortis.
Dès le premier acte, ils tirent parti des différences de leurs personnages. Des Grieux n’a jamais aimé. Il n’est qu’insouciance et que frivolité. Il gambade, peut-être ce n’était pas la peine, tout était dit sur le visage d’Alagna, mais il y a les spectateurs des derniers rangs qui le verront danser et jouer avec son chapeau alcaponien.
La Manon de Kristine Opolais n’a rien de la petite provinciale éberluée sur un quai de gare. Resplendissante d’une secrète beauté, elle est beaucoup plus mûre que le juvénile chevalier, comme les femmes, souvent.
Des Grieux est à ce point transformé par le mystère de cette femme, que, frappé au cœur par un coup de foudre irréversible, ayant vu le vieux qui rôde autour d’elle, il apprend que l’amour vous déchire, ce qu’il ignorait un moment plus tôt et appelle au secours. Il n’existe pas d’autre visage que celui d’Alagna sur lequel on puisse lire un si radical retournement de l’âme pendant que le chant de sa voix le met en paroles.
Avec son :« au secours », il ouvre la porte à la tragédie dès la fin de l’Acte I.
Avec l’Acte II, celui de la « tentatrice », il y pénètre jusqu’au cœur.
La beauté de Manon, dans une robe ultra fendue, ultra serrée, ultra pailletée est éclatante mais le visage tragique de Kristine Opolais révèle le prix qu’elle paie pour jouir de ces richesses. Il connaît ce prix lui aussi et succombe – aussi vaincu et dépossédé corps et âme qu’à Saint-Sulpice. Dans Manon, la « tentatrice » vient l’arracher à son Dieu mais, il ne sait pas encore jusqu’où elle va le dégrader. Dans Manon Lescaut, il ne peut pas l’ignorer puisque la scène se passe dans le décor de la corruption même.
Au premier acte, Donna non vidi mai, c’est la douceur ineffable de l’aria, l’onctueuse suavité de la voix et du visage font qu’on ne peut imaginer un chant d’une plus parfaite séduction. C’est la découverte de l’amour qui va introduire les adieux de des Grieux à sa jeunesse mais le montage, au lieu de choisir un plan fixe permettant le recueillement avec le héros, se fait remuant, et passe d’un plan à l’autre plusieurs fois pendant ce seul air.
À l’acte II, la dévorante sensualité des duos trouve son cadre ardent dans un décor épuré et baroque, avec escalier d’or et lit tarabiscoté. L’acte s’achève par la descente, au sens concret du terme, des nazis , conduits par le vieux Géronte, qui arrêtent Manon.
Au troisième acte, Richard Eyre utilise l’alternance entre soldats allemands et français dans la scène, qu’Alagna rend déchirante, où des Grieux supplie pour embarquer avec Manon dans ce bateau énorme, vu d’en bas, noir au commencement de l’acte qui devient rouge sang au lever du soleil. Pendant tout l’acte, le montage permet de s’approcher du couple qui serait perdu dans la foule de captives, de visiteurs et de soldats des deux armées qui encombre le quai.
Les duos du quatrième acte et le sola, perduta, abandonnata de Kristine Opolais ont pour cadre un lieu imaginaire, un monde disloqué. La scène est cassée, on n’y trouve pas un espace plat, mais une succession de V géants dans lesquels les chanteurs doivent se lover, ce n’est pas commode pour eux, mais ce sol haché, surmontée d’éléments de décors fracassés, éclairés en contre-jour, est un écrin magnifique. Les chanteurs n’ont jamais été si beaux tous les deux, que dans ces costumes qui n’en sont pas, révélés dans la vraie beauté de leur âme nue alors que l’approche de la mort leur empoigne au cœur. Comme le spectateur, la mise en scène ne se résigne pas à les quitter et les accompagne jusqu’aux premier saluts.
Le rideau tombe sur l’image de des Grieux qui ferme les yeux de Manon et dont le regard pathétique s’enfuit vers le ciel.
Le rideau se relève.
Roberto Alagna, debout, en équilibre, le pieds calés sur les pentes d’un V tient Kristine Opolais devant lui. Elle, la tête sur son épaule. Ils sont seuls, immobiles, magnifiques enfoui dans une émotion qu’on partage même devant un écran et personne ne les oblige à venir faire tout de suite des risettes au public qui les acclame. La brisure vient après, avec l’habituel défilé des saluts où chacun reprend ses esprits. Devant l’ordi, on n’est pas obligé d’attendre la brisure, on coupe et on laisse l’émotion perdre lentement sa violence. Tu parles d’un avantage !
Cette fin, avec celle de Py, est l’une des plus belles pour Manon que ce soit celle de Massenet ou celle de Puccini. Une fois encore deux metteurs en scène, qui paraissent se tourner le dos, se rejoignent dans l’intelligence des textes et des musiques.
Maintenant, les questions se pressent.
Roberto Alagna est plus émouvant dans Manon Lescaut du Met que dans Manon de Vienne. Pourquoi ? L’opéra est meilleur ? Oui. Le décor plus beau ? Oui. Impossible de départager les partenaires : Anna Netrebko et Kristine Opolais, deux chanteuses prestigieuses, belles, aux voix chaleureuses, grandes actrices. Donc, pas de réponse.
Question suivante :
Si Roberto Alagna fait éprouver de l’émotion à un spectateur devant son écran, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-on en train de s’habituer aux rediffusions ? Mais si on s’habitue, est-ce la fin du spectacle vivant. Oui ? Non ?
On est tranquille devant son écran, on n’a jamais un géant devant qui change sa tête de place et bouche la trouée par laquelle vous y voyiez ni un voisin qui attend le contre ut pour se gratter la gorge abondamment, on le tuerait.
Les montages font rêver de celui qu’on aurait fait. Cette fois, ils ont montré le visage d’Alagna quand il ne chante pas et attend devant les barreaux qui emprisonnent Manon, peut-être qu’on aurait moins bien vu cette expression de désespoir où vacille l’attente. Sur les dernières notes de l’opéra, lorsque Manon est morte et qu’il lui a fermé les yeux, ils ont capté son regard à lui. Avec une place côté jardin, on manquait ce regard. C’est vrai. Mais on avait une autre vérité. J’en ai besoin, je la réclame. Je veux retourner aux répétitions et l’entendre chanter ou le regarder, comme aux répétitions du Cid, assis sur une table, balancer ses jambes comme un enfant en attendant que les problèmes techniques soient réglées, ou comme dans le studio de Werther, jouer à faire le petit train avec le chœur ou comme au Met, il n’y aurait pas si longtemps si cela ne faisait un siècle de tristesse, lorsqu’il est resté tout seul, jouant quelques notes parfois sur le piano et chantant Rodolfo dans le grand studio vide.
© Jacqueline Dauxois
Images d’après la captation du Met.
Très interessant de voir comment travaille un écrivain en période de confinement. Quant à Manon Lescaut que nous a retransmis le Met (une merveille )il est bien de nous rappeler les circonstances de cette prise de rôle . Comment peut-on en 10 jours arriver à s’approprier un opéra et faire avec la partenaire le couple idéal. Merci Jacqueline , merci le Met
En cette période Covid, où la culture est mise mal, votre fidélité est précieuse.
J’ai quelquefois pensé que pour certaines mises en scène l’opéra devrait nous donner une explication sur « l’originalité »de la production . Pour cette Manon Lescaut du Met tout était clair (on a tout de même apprécié les commentaires de Jacqueline ),la mise en scène n’est pas venue polluer le jeu et la voix des chanteurs . Ils étaient tellement extraordinaires . Un moment de rêve .
Excellent read, I just passed this onto a colleague who was doing some research on that. And he actually bought me lunch as I found it for him smile Thus let me rephrase that: Thank you for lunch! « We have two ears and one mouth so that we can listen twice as much as we speak. » by Epictetus.
I’m still learning from you, while I’m trying to achieve my goals. I absolutely love reading all that is written on your website.Keep the information coming. I enjoyed it!