Le Neuvième Otello de Roberto Alagna à l’Opéra de Paris, l’inespéré


Lui, il répète Carmen et les trois dernières représentations d’Otello doivent être assurées, en principe, par un autre ténor et une autre soprano.
Le neuvième Otello, c’est donc celui qu’il ne devait pas chanter, l’inespéré.

Roberto Alagna, Otello, Opéra de Paris, 2019.


Celui que, dans l’article sur les duos de mon cycle Otello, je voulais entendre encore : «Un Otelloun Otello ancoraun altro Otello… ». Ce n’était pas une formule littéraire pour faire joli.
Le neuvième Otello, c’est mon vœu exaucé. Ce n’est pas un hasard, c’est une nécessité. Roberto Alagna a dû remplacer celui qui le remplaçait, à qui la salle a manifesté une fracassante désapprobation.

Il est donc revenu, le 4 avril, alors que le lendemain soir, il a une répétition de Carmen. La veille, j’ai déniché une place, une place encore… Un vœu, ça s’exauce en entier.

Il est revenu en triomphateur. Avec lui, qui invente toujours quelque chose, lorsqu’il est en présence d’une nouvelle partenaire, les innovations sont partout.

Le neuvième Otello, très différent, a été aussi beau que les autres.

Moins passionnée, sans sensualité, on pourrait croire qu’il a manqué quelque chose à cette interprétation. Il ne lui a rien manqué. Il y a tant de manières d’aimer.

C’est une autre approche de l’amour conjugal qu’ils ont montrée hier, avec une pudique réserve, mais non sans amour, la passion étant remplacée, chez Desdémone (qui n’était plus sa femme, Aleksandra Kurzak, mais Hibla Gerzmava), par une tendre amitié amoureuse.

Roberto Alagna avec Hibla Gerzmava , Otello, Opéra de Paris, 2019.

C’est avec beaucoup d’intelligence qu’Hibla Gerzmava a évité de copier l’interprétation remarquable d’Aleksandra Kurzak pour donner sa propre vision du personnage. Elle a marqué sa différence jusque dans la coiffure, ramenant la perruque en chignon au lieu de laisser flotter ses cheveux comme le faisait Aleksandra.

Roberto Alagna, Otello, Opéra de Paris, 2019.
Roberto Alagna, Otello, Opéra de Paris, 2019.

Dans vil cortigina, Roberto jette Aleksandra allongée sur un fauteuil, relève sa longue robe dans sa fureur (dans cette mise en scène classique, il ne peut pas le faire, mais on sent qu’il la mettrait en pièces). La cène préfigure celle de la mort, il est sur le point de l’étranger.
Dans le même duo, c’est à peine s’il touche Hibla Gerzmava et sa fureur, pour s’extérioriser moins, n’en est que plus terrible.
Les longs cheveux d’Aleksandra Kurzak évoquaient, sinon ceux de Marie-Madeleine, du moins une intimité très familière ; le chignon de Hibla Gerzmava établit la distance, oblige les sentiments à rester, dans une certaine mesure, intériorisés. Moins sensuels, ils n’en sont que plus violents.

Cette distance prend un caractère étonnant lors de l’humiliation publique de Desdémone : A terra et piange !
Contrairement à ce qu’il faisait avec Aleksandra, Alagna ne jette pas Desdémone par terre. Il lui dit dans les yeux : Par terre et pleure ! Elle reste debout devant lui. C’est avec son seul regard qu’il la fait plier et elle se met à genoux. C’est d’une force extraordinaire. Il est de dos et on ne voit pas son regard, mais on l’a vu flamboyer jusqu’au délire et on sait comment il la regarde et pourquoi elle tombe, sans qu’il la touche.

Les deux grands airs de Desdémone, qu’Hibla Gerzmava chante d’une belle voix, avec finesse et émotion, restent aussi à distance de l’interprétation d’Aleksandra Kurzak, qui donnait une Desdémone passionnément abandonnée à son sort, écrasée, agenouillée, déchirée d’incertitude et de désespoir, écartelée entre la terre et ciel dans son Ave Maria sensuel et troublant.

Roberto Alagna, Otello, Opéra de Paris, 2019.
Roberto Alagna, Otello, Opéra de Paris, 2019.

Hibla Gerzmava chante tout debout avec noblesse et majesté. Dans la continuité d’une interprétation très classique, elle meurt donc sans exprimer cette passion de vivre qui rend Aleksandra Kurzak tellement émouvante. En refusant la comparaison avec l’interprétation d’Aleksandra Kurzak et en imposant une autre Desdémone, tout aussi crédible, Hibla Gerzmava a séduit le public.

La mort d’Otello, Roberto Alagna et Hibla Gerzmava.

Et lui, avec cette Desdémone si différente, lorsqu’il dit : Mentitrice, Menteuse, un seul mot, il le prononce comme le verdict d’un juge, alors qu’il le disait comme un aveu et un appel au pardon de celle qu’il venait d’assassiner. Il la tue la Desdémone Hibla Gerzmava sur le lit , mais sans la faire rouler par terre ce que certainement elle ne souhaitait pas, sans compter qu’une fois Aleksandra s’est fait mal. Il l’a tuée côté jardin, il tuait Aleksandra côté cour. Ces décentrages infimes étaient évidemment nécessaires pour lui permettre de donner au spectateur et d’éprouver la même intense émotion, mais retenue au lieu d’être passionnément libérée.

Le neuvième Otello, c’est un vœu exaucé. 

Roberto Alagna, Otello, Opéra de Paris, 2019.

Le neuvième Otello, c’est un exploit encore de Roberto Alagna.

Il faut revoir nos copies. Il a chanté Otello trois fois, croyait-on. Avec son neuvième Otello, à l’Opéra de Paris, on n’en est plus à trois Otello de Roberto Alagna, on est à quatre.
Et les quatre font oublier Boito, pour plonger dans Shakespeare, que Roberto Alagna a fait ressurgir à Orange restaurant un héros caricaturé.
Ce ténor est aussi le plus grand tragédien shakespearien.

Et quelqu’un irait me dire que le neuvième Otello n’est pas un vœu qui a été exaucé ?  

© Texte et photos Jacqueline Dauxois

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