Toutes les couleurs du noir et blanc
Cold War ( Zimna Wojna) de Pawel Pawlikowski.
Avec Joanna Kulig (Zula) qui a été l’interprète de Ida, sorti il y a quatre ans, et Tomaz Kot (Viktor).
Cannes a consenti le prix de la mise en scène à Cold War qui aurait dû être récompense par la Palme d’Or 2018.
Un chef d’œuvre. Du cinéma qui raconte sans discours à travers l’image, les plans séquence, la voix, la musique, les « cuts », les noirs. Des cadrages étonnants, des éclairages superbes, un noir et blanc somptueux, l’utilisation de la danse, du chant, de la musique poussée jusqu’au sublime dans une fusion paroxystique du son et de l’image.
Ci-dessous, trois affiches de Zimna Wojna, Cold War.
N’écoutez pas les critiques qui racontent que les sentiments sont laissés de côté. Rarement intensité amoureuse a été montrée avec autant de force dans le refus des mornes banalités ressassées à l’image. L’érotisme atteint toute sa puissance quand Zula/Johanna danse le rock sur la table d’une boite à Paris – et l’amour son intensité la plus ardente quand elle voit les mains du pianiste aux doigts brisés dans la prison polonaise. Jamais la caméra ne s’attarde une seconde de trop, elle n’explore ni les corps nus ni les doigts martyrisés qui semblent être aperçus par inadvertance. C’est grâce à une image d’une beauté parfaite, soudée à la musique exploitée d’une manière puissante, que l’intensité d’amour parvient au paroxysme. Et avec quelle maîtrise de la caméra, du noir et du blanc, sans discours, sans verbiage, aussi lorsque Zula dit à Viktor, l’ayant rejoint à Paris alors qu’elle ne voulait pas quitter sa Pologne : « Je ne serais pas partie sans toi », l’étendue de son sacrifice d’amour se révèle dans une seule phrase. Son sacrifice à lui, il le dit montrant ses doigts disloqués : quinze ans de prison pour avoir passé la frontière, pour être revenu en Pologne ! parce que s’ils n’arrivent pas à vivre ensemble encore moins peuvent-ils rester séparés l’un de l’autre. Il lui a dit : quinze ans. Elle répond à ce crâne rasé de bagnard : Je t’attendrai !
Elle fera mieux (ou pire) : elle est une vedette polonaise, elle le fera sortir de sa prison polonaise.
Le cadre de l’histoire, la Pologne, Paris, un zeste de Berlin et de Yougoslavie, un souvenir de Sicile (elle a épousé un Sicilien pour le passeport), elle lui dit, à lui, que ce mariage ne compte pas puisqu’elle n’a pas épousé le Sicilien à l’église. Seul comptera leur mariage/mort à eux à la fin, dans l’église au toit crevé.
Le récit se déroule pendant dix années de la guerre froide. Il commence et s’achève en Pologne. Après la guerre, le gouvernement cherche les sources authentiques du folklore polonais, afin de le promouvoir dans l’Union Soviétique. On recrute de jeunes talents dans tout le pays, on les forme, le groupe se produit de Moscou à Berlin-Est. Lui, Vicktor est un recruteur au charme fou, elle est une très jeune chanteuse accusée de parricide, le père n’est pas mort, elle lui dit : « Il m’a confondu avec ma mère. Mon couteau lui a montré la différence ».
La première partie du film fait assister à la création et à l’apothéose (stalinienne) du groupe.
Il rêve de liberté.
Elle veut rester en Pologne.
À Paris, il se retrouve dans le lit d’une femme qu’il n’aime pas, ne dirige plus d’orchestre, tape sur un piano dans un bastringue. Elle continue ses tournées polonaises.
Leurs désirs les plus profonds les séparent.
Leur amour balaie leurs désirs.
Elle d’abord le rejoint à Paris, chante dans un beuglant, enregistre un disque qu’elle jette dans le caniveau. Elle boit, perd sa beauté. Lui, l’a déjà perdue.
Le « Rock around the clock » de Paris répond à la scène du champ de blé en Pologne. Le conformisme de l’image des amants dans les fleurs se brise quand elle lui avoue qu’elle le trahit, semaine après semaine. À Paris, ce rock qu’elle danse à la folie, à contre-bonheur, à contre-joie, c’est la déclaration que tous les deux ont trahi quelque chose d’essentiel en eux. L’image, volontairement dégradée, dément l’amour romantique qu’ils veulent vivre à Montmartre, rue Durantin ou devant Notre-Dame. Cet amour-là, reste extérieur à eux. Ils veulent entrer dans une carte-postale, et ne le peuvent pas. Des mots n’ajouteraient rien à ce que montre la caméra. Les seuls qui sont prononcés sont si essentiels qu’on s’en souvient.
Elle retourne en Pologne. Il cherche à la rejoindre. Officiellement, c’est impossible, il n’est plus Polonais. Donc, quinze ans de bagne d’où elle l’arrache.
Alors, il assiste à un concert dont elle est la vedette. C’est une des dernières séquences du film, qui, sans un mot, renvoie dos à dos les deux univers qui se livrent cette guerre froide où des êtres sont détruits. Plus de chants folkloriques. Ils avaient atteint leur perfection avant d’être changés en hymnes à la gloire de Staline. Ce qui les remplace ne vaut rien. Ce que chante Zula, ce n’est rien. Comme à Paris. Rien. Elle le sait, elle s’est affublée d’une robe à paillettes du pire mauvais goût et d’une perruque noire qui la défigure, réponse à la scène où un officiel, quelques années plus tôt, voulait teindre en blonde la seule brune du groupe.
Ils ont perdu leur art.
Ils sauvent leur amour dans cette église détruite où, sur une cloison où tout s’est effacé, il reste seulement les yeux du Christ. Sous le regard du Christ Sauveur qui bientôt aura disparu, tout seuls, ils se marient et marchent à la mort.
Sublime.
De l’art.
Du très grand art.
Le souffle créateur de Pawel Pawlikowski donne pour cadre une page d’histoire à une histoire d’amour éternelle qui lui a été inspirée par la vie de ses parents. Rien n’est jamais expliqué, tout est donné à voir, c’est ça, le cinéma. Le communisme est dénoncé dans ses pratiques de la délation, du mensonge et de la terreur, et l’Occident montré comme un dissolvant de l‘âme.
C’est tout le génie du cinéma polonais qui, du Wajda de Cendres et Diamant, se renouvelle en se perpétuant dans l’écriture cinématographique de Pawlikowski, exigeante, personnelle, qui intègre classicisme et baroque, dans laquelle tout n’est qu’émotion et beauté.
Jacqueline Dauxois