Dans la belle mise en scène classique d’Otello, par Andrei Serban (1), un de ses choix intrigue, un autre déconcerte.
ANACHRONISMES ET VIDEOS
Un photographe avec appareil à soufflet vient immortaliser la scène 7 de l’Acte III, Io bacio il segno della Sovrana Maestà, J’embrasse le sceau de la souveraine majesté (2). Utile ou pas, souvent montré dans les productions actuelles, la présence du photographe affiche une volonté d’anachronisme, amusante ou pas. Mais sans risque, contrairement aux vidéos, qui servent aussi bien à illustrer, c’est le cas avec cet Otello, qu’à dévoyer comme dans la récente production des Troyens, au lugubre réalisme, où la vidéo montre un inceste, qui n’a jamais existé, entre Cassandre et son père. Passé cet agressif contre-sens, on tombe dans un autre : le palais de Didon, transposé en hôpital de rééducation contemporain, pour assister au duo d’amour chanté par Didon et Énée chacun assis à une table de cantine et se tournant le dos.
L’Otello de Serban est très loin de ces trivialités destinées à briser le rêve d’un public méprisé et à démontrer au spectateur que les héros de l’Iliade et l’Odyssée, ces êtres légendaires, fabuleux, ces demi-dieux sont comme vous et moi. Non, ils ne le sont pas ! c’est pourquoi on les aime et on veut les voir, tels qu’ils sont, eux, et non tels que nous sommes. Le triple respect et de l’œuvre et des chanteurs et de nous, les stupides payants, nous permettrait de rester jusqu’à la fin au lieu de s’engouffrer dans l’ascenseur à l’entracte (pas avant, par égard envers le travail des artistes), direction la sortie.
Il y a des metteurs en scène capables de donner un ton plus contemporain que celui de Serban aux œuvres opératiques des siècles passés sans les dénaturer. Parmi eux, Davide Livermore qui a réussi Adrienne Lecouvreur, à Monte Carlo, avec Roberto Alagna, Maurizio, et Barbara Frittoli dans le rôle titre. Avec son Attila, pour l’ouverture de la Scala en 2018, avec Ildar Abdrazakov, Attila, et Saioa Hernandez, Odabella, il a réalisé une transposition belle, poétique, totalement crédible où les vidéos jouaient un vrai rôle.
Dès l’ouverture du rideau, Serban utilise les projections avec une force qui sert l’héroïque Esultate de Roberto Alagna pendant que le déchainement des vagues répond au Dies Irae tumultueux de l’orchestre et des chœurs, et que les ténèbres s’éclairent d’un rayon d’or qui vient tomber sur le vainqueur.
LE VASE QUI VALSE
La mise en scène de Serban reste classique jusqu’à la fin : son Otello, c’est Otello.
Certains le lui ont reproché. On sait bien pourquoi. Le décor est suggéré, c’est assez. Les costumes sont de vrais costumes, uniformes et robes longues. Pas de complets vestons, de trois pièces qui font penser à grand-papa, pas de bretelles qui font grimacer les pantalons ni de robes des années cinquante.
La plupart des accessoires sont une qualité, l’appareil des premiers temps de la photo, le bureau d’Otello, les bannières, les drapeaux. On a contesté le mouvement des drapeaux qui s’abaissent tous ensemble sur Otello foudroyé aux pieds de Iago : Ecco il leone, Et c’est ça, le lion de Venise ! ( 1) Le déploiement est esthétiquement superbe comme Ora et per sempre addio, à présent et pour toujours adieu, qu’Otello chante en tenant son drapeau contre lui. Il est sémantiquement justifiable par la concrétisation de la haine de Iago voulant transpercer Otello et le clouer au sol comme on perce un insecte.
C’est autre chose qui pourrait être contesté, mais c’est la mode à l’opéra : on jette, on brise, on renverse. Avant le Ecco il leone, Otello renverse les fauteuils. Il est costaud, il s’attaque à du mobilier avant de s’écrouler, c’est une cohérence, il n’y a pas de problème à cette tornade.
Mais on aurait préféré qu’il s ‘abstînt, Acte II, scène IV (La prova io voglio, Je veux la preuve), de casser la vaisselle. Roberto Alagna s’est débarrassé en répétition du geste d’un enfant capricieux qui soulève un vase pour le jeter par terre, mais, quelles que soient les améliorations apportées au brisement d’un vase qui, n’étant pas celui de Soissons, ne présente pas d’intérêt, sa place est au magasin des accessoires, dont il n’aurait jamais dû sortir. On peut rétorquer que c’est un symbole qui annonce la mort. Justement ! on n’a pas besoin de symbole et moins encore de l’illustrer par une mièvrerie : Desdémone met les fleurs dans le vase, c’est comme si elle époussetait le bureau, car, même si les tâches domestiques sont nobles, la Desdémone de Shakespeare ne peut en accomplir aucune. Celle de Boito non plus. C’est proclamé par la musique de Verdi. Ce geste familier, inutile et vain, entraine celui d ‘Otello, hystérique et superflu.
Qu’on étale ce défaut sur tout un opéra, comme de la confiture sur une tartine, on arrive aux Troyens, inécoutables. Les images crachaient à la figure de la musique. Elles dénigraient pas seulement la légende, mais Berlioz. À Berlin, la production qu’avait chanté Alagna, était illustré d’images sublimes, folles, baroques, superbes, fantastiques. On pouvait ne pas aimer, mais nier que c’était une manière héroïque et noble d’illustrer Berlioz, ce n’était pas possible.
Pour en revenir aux fleurs, Shakespeare, lorsqu’il met en scène un jardinier qui parle des soucis à une reine, il vous étreint le cœur (3)
VRAI OU FAUX, L’ACCESSOIRE
Otello ne peut pas casser un Baccarat tous les soirs sans ruiner le budget. Il s’en prend donc à une poterie rustique désassortie avec le bureau Napoléon III sur lequel elle est posée. Ainsi, le prétendu symbole se détruit lui-même puisque, si le vase évoque quelqu’un, c’est Emilia, la servante, pas Desdémone, la femme du général en chef commandant Chypre.
Les fleurs sont fausses. Ce n’est pas grave, direz-vous, parce qu’on est à l’Opéra. Mais si, c’est grave ou alors rien ne l’est !
C’est grave parce que le ténor, c’est Alagna, qu’Alagna donne ses personnages dans leur vérité. Il ne les joue pas. Il ne les fabrique pas.
Il les incarne.
Et personne n’a incarné Otello comme lui.
Il a retrouvé Shakespeare dans Otello, aucun chanteur ne l’avait fait avant lui parce que c’est d’une incroyable difficulté, qu’il y faut une culture littéraire autant que musicale de très haut niveau.
On ne peut donc pas mettre dans les mains de ce ténor-là des accessoires en toc. La preuve ses armes : on lui donne de vraies armes.
Il a besoin de vraies armes. Il a besoin de vraies fleurs, si on veut à tout prix, bien que ce soit une erreur, le faire batifoler dans une prairie fleurie comme dans Le Roi Arthus ou lui faire jeter roses par terre comme dans Otello. Ces fleurs doivent être vraies, sous peine de hiatus.
Dans Francesca da Rimini, c’est différent : la profusion était telle que les fleurs composaient un décor féérique, irréel, donc elles pouvaient être aussi fausses qu’elles voulaient, sans déranger (4).
Ce n’est pas le cas d’Otello où le décor n’a pas de caractère onirique.
À Orange, la fausseté de l’accessoire était flagrante.
Alagna entrait pour l’Esultate, en brandissant une tête coupée. Or, la fausse tête des répétitions, une sorte de boule entourée de papier collant, semblait moins factice que la vraie fausse tête des représentations qui, même si elle avait été vraie, ce qu’à Dieu ne plaise, aurait semblé en toc, puisqu’elle contredit Otello qui annonce que l’ennemi est enseveli dans la mer. Il est le vainqueur d’une bataille navale, personne n’a plongé dans la tempête et les flots déchaînés pour ramener des têtes de l’ennemi. Donc, il ne faut pas de tête.
Ce qui fait le chef-d’œuvre shakespearien, c’est que rien ne dévie de l’essentiel.
Ce qui fait d’Alagna le parfait héros shakespearien, c’est que son chant et son jeu suffisent à tout et qu’ils suppléent à tout, comme il est démontré à la fin de l’article.
Dans cet ordre d’idées, celui de l’accessoire, on aurait volontiers dispensé Iago, George Gagnidze, de chanter son credo à un crâne de mort qui semble échappé des mains d’Hamlet. Comme on n’est pas dans le cimetière de Hamlet, il ne peut le ramasser, et donc, on le lui lance des coulisses comme une balle. C’était facile de s’épargner un lancer artificiel en laissant le crâne, avec le vase, au magasin des accessoires.
LA BARBE-MOUSTACHE D’OTELLO
Le maquillage était risqué : une barbe-moustache très finement dessinée autour de la bouche, plus épaisse sur le Menton, évoque l’univers des mandarins chinois, son raffinement extrême et sa cruauté sans pareille, absolument pas celui d’un Maure, passé ou présent. Mais cette barbe devient celle d’Otello dès qu’Alagna ouvre la bouche et personne ne s’en préoccupe, car elle s’intègre entièrement, elle fond même un peu, ne dérange jamais.
PEINTURE RITUELLE, PLUMES NOIRES ET BOUDDHA DHYNANA
Ce qui est vraiment étrange, c’est un mixage d’inspirations qui, après réflexion, reste une énigme. Le premier est intégré, c’est la barbe chinoise.
On reprocherait le second, s’il ne donnait l’occasion d’un exploit : Alagna parvenant à surmonter la cassure qu’il provoque et à nous la faire oublier. Comment ? C’est son mystère.
Otello est un Maure.
Avant d’étrangler Desdémone, il se trace sur le visage une peinture rituelle peut être d’origine africaine. Ce n’est contradictoire ni avec son passé, il a été esclave, ni avec le rituel des plumes noires qu’il jette autour du lit, rituel inconnu, peut-être inventé par Serban, en accord avec la peinture sur le visage.
Otello, ce Maure, physiquement ensauvagé pour la fin de l’opéra, dont les peintures sur la face renient Venise, et ce qu’il est devenu grâce à Venise, pour redevenir barbare, vient dans sa chambre pour tuer Desdémone. L’ayant tuée, que fait-il ?
Il va tranquillement s’asseoir sur le lit, et pas n’importe où sur le lit, bien centré au milieu, jambes croisées et mains sur les genoux dans la posture du Bouddha dhynana, le mudra de la méditation, symbole de la sagesse, de l’ultime méditation, au pied de l’arbre Bodhi.
Otello, le Bouddha dans l’illumination ?
Et il garde la posture pendant que Desdémone, que l’on croit morte, utilise ses dernières forces pour dire à Emilia qu’elle s’est tuée elle-même, disculpant Otello.
Que fait ici ce bouddha ?
Il dément l’image du barbare qui s’est imposée avec le maquillage rituel et le lancer de plumes et n’a rien de commun avec le caractère d’Otello. Otello vit toutes ses passions avec violence. Il connaît les déchirements meurtriers du cœur et de l’âme.
Il y a une chose qu’il est incapable de faire, et il l’a prouvé pendant trois heures d’affilée : méditer.
Méditer, il ne sait pas, n’a jamais su et ne saura jamais.
Sa passion amoureuse a paralysé son intelligence, l’a empêché de réfléchir et l’a poussé aveuglement, follement, à détruire son amour. S’il avait été capable de mettre ses idées en place pendant une heure, pas même une heure, il interrogeait Desdémone, Cassio, et toute sa maison, il découvrait la vérité, assommait Iago et c’était fini, il continuait de vivre heureux et il nous manquait un chef d’œuvre à ricochet : Othello et Otello.
À ce général irréfléchi et fougueux, à cet Otello tumultueux, le crime ne procure aucune illumination bouddhique, mystique, christique, métaphysique de n’importe quel ordre que ce soit. Rien de tel. Ce n’est pas son univers. Il n’y comprend rien et ne s’y intéresse pas. Il reste dans le sien. Il ne peut rien faire d’autre.
Depuis son premier duo avec Iago, il est dans un engrenage tragique, mortel, contre lequel il se débat en vain parce qu’il le croit inéluctable, qui le pousse à tuer et à se tuer, dont jamais il ne dévie.
Donc, celui qui est assis sur le lit, bien tranquille dans la position du lotus, c’est un autre. Pas lui. Pas Otello.
Dans Shakespeare, c’est évident, rien n’altère la continuité du personnage. Boito, lui aussi, indique qu’ Otello est « sur le point de se jeter sur Emilia » et qu’il l’empoigne ensuite.
MENTITRICE
La dissonance est si évidente qu’Alagna la détruit par son chant. Cloué sur le lit, il n’a pas d’autre moyen, mais avec un seul mot, il anéantit le bouddha et redevient Otello.
Ce mot, celui avec lequel il assume son crime, c’est : Mentitrice! Plus fort et plus sonore en italien que le douceâtre « menteuse », mentitrice brûle du frémissement du péché.
Alagna bouddha chante : Mentitrice.
En chantant, Alagna anéantit le bouddha.
Il articule avec une puissance telle, roulant les syllabes avant de les lâcher avec une force de torrent où il fait s’entrechoquer les i, les r, les t, puisqu’en italien le c se prononce tche, que Mentitrice semble le relever. Il n’est plus un inerte lotus, mais un bguerier debout près de Desdémone assassinée, ou titubant, la regardant de loin, ou agrippé au chambranle, sauf qu’il n’y a pas de chambranle. Il peut-être à genoux, en résonance tragique avec Dio mi potevi, Dieu, tu pouvais. Il redoutait alors qu’on ne lui ravisse son « rayon » ; il vient de le détruire lui-même.
Tout ce dont on a besoin à ce moment, dont Shakespeare, Otello, le public ont besoin, ne plus voir un bouddha, Alagna nous le donne.
Avec sa voix.
Sa voix, qui chante Mentitrice, métamorphose l’image.
Sa voix donne Otello tel qu’il devrait être : debout comme il le sera un instant plus tard, brandissant le drapeau et l’épée avant de se tuer.
Curieusement, la critique, qui a contesté plusieurs points de la mise en scène, n’a jamais posé cette question : Que vient faire le Bouddha après la mort de Desdémone ?
Notes :
(1) Production de 2004.
(2) Libre traduction de l’auteur. (Traduction officielle : Voici le lion).
(3) Traduction de l’auteur. (Traduction officielle : Je baise le signe de la souveraine majesté).
(4) Richard II.
(5) De Francesco Zandonai, mise en scène de Giancarlo del Monaco, Opéra Bastille 2011, avec Svetla Vassileva, Francesca, et Giovanni : George Gagnidze, le Iago d’Otello.
(6) Dans l’amphithéâtre, il y avait une sorte de tour où, pendant la Terreur, on entassait les prisonniers.
© texte et photos Jacqueline Dauxois