Ci-dessus : Roberto Alagna, concert Caruso, le 6 février 2020.
Deux concerts au Théâtre des Champs-Elysées, le 15 juin 2009 et le 6 février 2020, et un CD publié en 2019, défi au temps et à la mort, concrétisent de manière charnelle l’impossible rencontre de deux ténors de légende séparés par l’abîme d’un siècle.
Sans qu’aucun d’eux n’en soit informé, le second n’étant pas né encore, leur histoire commence la nuit où, devant le Metropolitan, Caruso, debout sur sa voiture, a chanté le Lamento de Mario pour ses fans qui n’avaient pas trouvé de place. Dans cette foule qui acclamait le plus grand ténor du monde, il y avait Antonietta et Jimmy, son mari, deux Siciliens de New York, les arrière grands-parents d’un bébé qu’on baptiserait Roberto lorsqu’il viendrait au monde dans la famille Alagna.
Revenue d’Amérique en Sicile et de Sicile en France, Antonietta a raconté à son arrière petit-fils, avec tous ses souvenirs de Caruso, l’histoire du Lamento et, plus tard, son arrière petit-fils, à son tour, l’a décrite dans son premier livre, Je ne suis pas le fruit du hasard (1). Alors, lorsqu’à neuf ans, le petit garçon regarde Le Grand Caruso (2) à la télévision, il voit en surimpression la scène vécue par son arrière grand-mère et il l’entend (peu importe si c’était avant ou après) affirmer qu’il a la voix de Jimmy, une voix qui a séduit Caruso au point qu’il lui a proposé d’auditionner au Met.
Entré dans les rêves de l’enfant Roberto grâce aux récits d’une aïeule qui l’avait connu en personne, le grand Caruso n’en partira plus. Un soir où, déjà sorti de sa chrysalide, mais loin encore de « l’inaccessible étoile », le jeune chanteur des cabarets de Montmartre, qui piaffe d’impatience, grimpe à son tour sur une voiture, comme Caruso l’a fait en vrai devant ses arrière grands-parents, comme Lanza joue la scène au cinéma, ainsi perché, devant le palais Garnier illuminé, il chante à tue-tête son désir d’opéras. Pas un mécène en vue, hélas ! c’est la police qui est ameutée, mais lui, il continue de chanter au commissariat pour séduire la maréchaussée.
Plus tard, devenu le grand Alagna, avec deux concerts et un CD, il inscrit dans l’histoire de la musique tout ce qui, dans son admiration pour le grand Caruso, s’est épanoui en lui depuis l’enfance. Concerts et CD forment un tout, se répondent et sont différents – puisque se répondant. Ce qui n’a pas changé, c’est qu’à onze ans d’intervalle, le public fait un triomphe à celui qui a décorseté le concert classique et changé la conception du spectacle.
1
LE CONCERT DU 15 JUIN 2009
Le soir du 15 juin 2009, la volonté de reconstitution se manifestait dans la présence d’un grand portrait de Caruso sur le plateau et l’annonce que le public entendrait trois enregistrements historiques (3).
La salle attendait donc le célèbre Rachel quand du Seigneur de La Juive. La curiosité était à son comble. Le technicien se trompa de plage deux fois : Rachel par Caruso, c’était manqué.
Or, le public, cet animal étrange, ne se consumait pas du désir d’entendre un vieux disque de La Voix de son Maître. Par curiosité et politesse, il aurait volontiers écouté craquer le chant d’Eléazar qu’on voulait bien lui faire entendre, mais puisque rien ne venait, il a dit carrément ce dont il avait vraiment envie.
Venu pour Alagna, il a réclamé Rachel à Roberto.
Ci-dessus : Alagna dans La Juive, Munich 2016.
Il a y a eu une minute de stupeur.
L’orchestre n’avait pas répété et ne pouvait pas jouer.
Lui, oui.
Lui, il pouvait chanter Rachel, tout seul, a capella, inoubliable.
2
LE CD : « CARUSO 1873«
ou
LES RECHERCHES D’UN TÉNOR SUR LA VOIX
Ci-dessus, l’impossible tête-à-tête Alagna/Caruso.
Dix ans ont passé depuis le premier concert d’hommage à Caruso.
En décembre 2019, Roberto Alagna sort chez Sony : « Caruso 1873 ». On y retrouve l’essentiel des concerts. Mais ce n’est pas seulement cela, son disque.
C’est l’aboutissement d’une recherche sur la voix commencée à neuf ans, le soir où il a emporté le magnétophone de sa mère qui avait enregistré la bande son du Grand Caruso.
En possession de son trésor, il attendait que la maison soit vide, enclenchait l’appareil et chantait, enfant, avec l’un des plus grands ténors, Mario Lanza, pendant des heures à se faire tourner la tête et à tomber d’épuisement sur son lit.
Si grand que fut Mario Lanza, c’est une évidence, il n’était pas Caruso. Aussi le jour où Roberto Alagna a découvert la vraie voix de Caruso, ce jour-là, un écran a volé en éclats.
Caruso a enregistré 488 disques.
Ci-dessus: Caruso écoute un de ses disques.
Alagna a donc trié parmi 488 documents sonores, pas tous faciles d’accès, très grésillants quand ils ne sont pas remastérisés, les airs dans lesquels il voulait mélanger sa voix à celle de Caruso jusqu’à le retrouver vivant en lui. La suite, en somme, de ce qu’il avait entrepris à neuf ans.
Le CD est l’aboutissement de ses recherches sur la voix de Caruso et la sienne, une approche dans laquelle, sans cesser de conserver son timbre unique, il le coule tout de même, en partie, et plus ou moins profondément selon ce qu’il chante, dans celui de Caruso. Il obtient un résultat qui semblait inatteignable et que d’ailleurs personne, sauf lui, n’aurait jamais eu l’idée de chercher : une seule voix si étroitement approchée d’une autre, qu’on dirait deux voix qui se fondent dans un duo.
C’est à la limite de ce qu’un profane peut concevoir.
Le mélange est plus évident dans certains airs que d’autres. On passe d’une fusion totale, où on ne sait lequel des deux est en train de chanter dans le gosier d’Alagna, à d’autres airs où sa voix l’emporte sur celle de Caruso – et parfois on croirait entendre le contraire. Un vertige vous prend devant cet exercice de haut vol dans lequel il ne s’est pas abîmé et dont il sort plus grand. Un chanteur peut-être comprendrait ce qui s’est passé en lui, entre volonté, désir, passion, pas moi et je ne dirai pas ce que j’entends comme totalement fusionnel ou plus alagnesque ou davantage carusien, je n’y connais rien, je n’ai assisté qu’au concert, je me tromperais.
On n’a pas tous les mêmes oreilles.
3
LE CONCERT DU 6 FÉVRIER 2020
Le programme officiel, deux parties
Le 6 février 2020, onze ans après le premier, un autre concert Caruso.
Loin de toute idée de reconstitution cette fois, on assiste à une recréation intérieure du chant et de la voix d’autant plus authentique et profonde qu’au lieu d’être avec d’autres chanteurs, Alagna est seul, et, comme chaque fois qu’il l’est, jouissant de cette liberté souveraine où rien n’entrave ni lui ni sa voix – et fait de lui le suprême divo.
Comme le premier, comme le CD, le concert de 2020 porte sa griffe, d’autant qu’il est évidemment le seul à pouvoir exécuter pareil programme sans lui faire perdre une cohérence organique si évidente qu’elle ne peut être « le fruit du hasard ». Il y mélange des airs très rares avec des tubes, passe de la tragédie à la légèreté, adopte des règles à lui qui créent un rythme rassembleur.
Résultat : époustouflant.
Ci-dessus : Roberto Alagna, concert Caruso, le 6 février 2020.
Les incroyables : Un air pour basse et un pour castrat
–Vecchia Zimarra
Il donne le ton de ce concert hors du commun en commençant par la Vecchia Zimmara que chante Colline dans La Bohème, à la mort de Mimi. Ces adieux touchants et cocasses d’un philosophe sans le sou à un vieux pardessus qu’il conduit au Mont-de Piété en échange de quelques sous pour adoucir les derniers moments de Mimi, c’est un air de basse. On y attend un Chaliapine, un Boris Christoff. Et c’est une basse, Rubén Amoretti, qui l’a interprété en 2009.
Cette fois, c’est lui.
Plongée dans ce registre, sa voix de lumière provoque la surprise d’une beauté étrange et résonne d’une perfection qui n’était pas encore parvenue aux oreilles.
Ci-dessus, Alagna dans La Bohème, au Met, janvier 2020.
–Ombra mai fu
À la salle médusée et transportée, il a dit que Caruso avait interprété cet air pour remplacer un collègue malade. Lui, qui ne remplace personne, le grand-écart vocal lui réussit tellement bien que peut-être ne faut-il pas dire qu’il semble plus clair dans l’articulation et que la diction, pourtant magnifique, de Caruso qui parait un peu embarrassée, probablement du fait de la technique ancienne de l’enregistrement.
Avec Ombra mai fu (Haendel, Serse, Xerxès, I,1) (quatrième air du concert), il a de nouveau saisi le public d’une beauté inattendue et nouvelle. Ce n’est pas souvent qu’il chante Heandel.
En 2009, la mezzo Doris Lamprecht interprétait Ombra mai fu, pendant un rappel.
Cette fois, c’est lui.
Tellement à l’aise dans cet air composé pour castrat transposé ensuite pour toutes les voix, à une époque où aucun compositeur n’hésitait à transposer d’une tessiture à l’autre. Les plus grands ténors l’ont chanté, Gigli, Di Stefano, Corelli, bien sûr Caruso. Des femmes le chantent, comme Cecilia Bartoli, le contre ténor Philippe Jarouski le chante.
Berlioz aussi a transposé. La chanson de Méphisto de Faust, Devant la maison de celui qui t’adore extrait des Huit scènes de Faust, est écrite pour ténor et guitare. Dans la Damnation de Faust, Berlioz a transposé et orchestré pour basse cet air que Roberto Alagna chante dans son CD Berlioz .
Au sommet de la tragédie, deux airs très rares
-Pieta Signore et Oh ! Lumière du jour
Deux airs d’une grandeur poignante, se répondent d’un bout du concert à l’autre, dans une symétrie à peine décalée : Pietà Signore au début (c’est le 3e du concert) et Oh! Lumière du jour (l’avant-dernier).
Avant Pietà Signore, on l’a entendu discuter avec son vieux par-dessus et entrer avec Pergolesi chez Nina, Tre Giorni son che Nina, qui dort depuis trois jours et ne se réveillera plus, on suppose qu’elle est morte. Trois jours, c’est le temps de la Résurrection. Le thème est cleui de E voi, durmitu ancora.
Après avoir quitté la maison de Nina, il se prosterne devant son Dieu et lance en plein cœur du spectateur le Pietà Signore de Niedermeyer qui fait monter la tension dramatique au plus haut dans une imploration ardente où le pécheur supplie son Juge de lui faire grâce et clame sa peur de brûler dans le feu de l’enfer.
Non sia mai
Che nell’inferno sia dannato
Nel fuoco eterno
Del tuo rigor.
Gran Dio, giammai
Sia dannato
Nel fuoco eterno
Dal tuo rigor, dal tuo rigor.
C’est la grandeur de la messe de Requiem de Verdi ramassée en une prière. Comme le Requiem, Pietà Signore demande grâce pour tous les pécheurs, pour nous tous.
Alagna dans le Requiem de Verdi, Varsovie, 25 septembre 2019, répétition.
Pour redescendre de ce sommet où il nous a fait grimper avec lui, il s’élance avec Haendel dans les bras de son platane bien-aimé, mio platano amato (Ombra mai fu, tiré de Serse, I,1) et célèbre sa ramure de sa voix de ténor avec la même ardeur, qu’avec une voix de basse, il consolait son pardessus, illustrant pour la deuxième fois l’idée de Lamartine : « Objets inanimés avez-vous donc une âme, qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Mia Piccirella, Santa Lucia et Mamma mia, che voi sapé ? trois chansons napolitaines qui n’en font qu’une
Il quitte Haendel et son platane, dans un contraste musical complet, pour voguer sur la mer avec trois chansons napolitaines qu’il lie ensemble comme des fleurs pour en faire une seule : Mia Piccirella, Santa Lucia et Mamma mia, che voi sapé ?
Au lieu de les disperser au milieu des autres, il les dresse en pyramide. Au sommet, comme le Corcovado domine Rio, Santa Lucia – qui n’est pas la patronne de Naples, son patron est san Gennaro, dont le sang se liquéfie une fois par an, mais son incarnation grâce à cette chanson qui a fait le tour du monde (les autres aussi) et dont la lumière éclaire le paysage nocturne le plus émouvant du monde, la dolce Napoli… l’impero dell’ armonia…ove sorride volle il creato, la douce Naples, sourire de l’univers créé.
On monte vers Santa Lucia avec Mia Piccirella (Gomes, Salvator Rosa, air de Gennariello), rêve d’amour où l’amant navigue seul et imagine le bonheur sur sa barque, autel flottant sur le paradis de la mer, qui évoque un mariage sous les étoiles d’une resplendissante Création : si le prêtre est absent de ces noces imaginaires, Dieu est là, dans son paradis. C’est alors que l’idée du bonheur parfait inspire au poète le désir ou la volonté de mourir :
Sul mare è il paradiso,
sul mare io vuo’ morir !
Le paradis est sur la mer,
sur la mer, je veux mourir !
Thème troublant des amants qui relie chanson et opéra : au comble du bonheur dans son premier duo d’amour avec Desdémone, Otello aussi évoquait la mort.
Troublant aussi, Gomès, compositeur brésilien, contemporain de Caruso, qi a écrit la musique pour travesti.
Antonio Ghislanzoni termine avec ces mots :
Ma piccirella, deh, vieni allo mare!
Ma pitchounette, viens sur la mer (3),
et on dirait que Cottrau, qui a écrit paroles et musique de la chanson suivante, Santa Lucia, lui a pris la plume des mains, tant la continuité se fait toute seule :
Sul mare lucida, l’astro d’argento
L’astre d’argent brille sur la mer.
Si les chansons étaient soudées, on aurait donc : Ma pitchounette, viens sur la mer, l’astre d’argent brille sur les flots, enchaînement d’une évidente fluidité. Il y en a un autre, qui unit la deuxième et la troisième chanson. À peine, dans Santa Lucia, Naples est-elle célébrée comme le sourire de la Création, que le second enchaînement lie les derniers mots d’une invocation à la sainte : Santa Lucia! Santa Lucia! au premier de la chanson suivante : Quanno’a notte se ne scenne, lorsque tombe la nuit, début de Mamma mia, prière païenne adressée non à une sainte, mais à une femme. La singularité de Mamma mia est que l’amant malheureux se présente tout le long comme un fils qui souffre sous les yeux de sa mère et la rend plus présente que la cruelle. Cette approche inattendue du désespoir d’amour explique l’engouement de Caruso et le succès mondial d’un poème du Napolitain Ferdinando Russso mis en musique par Emmanuele Nuttile, un autre napolitain.
La Piccirella faisait brièvement planer l’ombre d’Otello, avec Mamma mia c’est Turridu qu’on voit, l’amant assassiné devant une mère impuissante. Pas plus que Turridu, l’amant de Mama mia ne veut mourir. Il le dit, il le répétè, une femme lui a mis la nuit dans le cœur, il ne veut pas en mourir. Ah, nun me fa’ murì ! murì napolitain, plus rude que morire italien scande tout le chant, et revient, lancinant.
Considérer ces trois chansons comme une seule n’est pas un artifice, c’est interroger le sens de ce que fait Alagna. Preuve qu’il a conçu les trois chants napolitains comme un seul : il a refusé qu’une interruption orchestrale brise ce qu’il a conçu comme un ensemble. Il a tout chanté dans la foulée, faisant de trois chansons, écrites par trois auteurs et trois compositeurs différents, un unique chant d’amour. Berlioz n’a pas construit autrement sa Symphonie fantastique où la juxtaposition devient unité.
–Oh! Lumière du jour, l’aveu désespéré
D’être si obstinément refusée dans Mamma mia, si énergiquement repoussée, la mort n’en est que plus présente et c’est à son ombre qu’on redescend la pyramide napolitaine, qui était si lumineuse avec la piccirella, vers le plus cruel de la tragédie, Oh! Lumière du jour, (Néron de Rubinstein), le cri de douleur du tueur désespéré.
Dévasté par la souffrance, Néron, gémit :
« Mon cœur ne battra plus
sur le cœur d’une mère !
Je ne la verrai plus jamais. »
Ci-dessus : Roberto Alagna, concert Caruso, le 6 février 2020. En haut à droite, pendant l’enregistrement.
Un opéra peut finir sur cette grandeur suffocante, pas un concert et voici donc le dernier air annoncé au programme, très rarement interprété : La Sérénade de Don Juan de Tchaïkovski.
Cette sérénade, tout ce que l’on n’attend pas de Tchaïkovski, d’Alexis Tolstoï non plus, connu pour ses romans historiques, est le comble du charme et de la séduction :
«… je pleure et je chante !
Ah, viens, ma charmante,
Écoute l’amant ! »
Troisième partie, les rappels
Théoriquement, le concert est fini. Roberto Alagna a chanté 9 airs très différents, certains très difficiles. Il doit signer son disque dans le hall, tout le monde le sait, mais la salle l’acclame avec une ferveur déchaînée pour qu’il revienne.
Alors, il revient. Six fois. chante encore six airs qui forment une troisième partie, aussi dense que les deux premières, dans laquelle il tient le même rythme avec une construction un peu différente, tout aussi singulière et aussi forte.
Ci-dessus : Roberto Alagna, concert Caruso, le 6 février 2020.
Trois airs d’opéra, deux au début un à la fin, encerclent les autres.
Alagna a fini la deuxième partie avec la Sérénade de Tchaikovsky, il ouvre la troisième avec, de nouveau, Tchaikovsky :
– Le Kuda, Kuda de toutes les suavités, l’air de Lensky, à l’acte II d’ Eugène Onéguine de Tchaikovsky . Alagna l’a chanté en français et en russe pendant le premier concert, en russe pour le second.
L’Opéra a été tiré d’un roman éponyme du plus grand poète russe : Pouchkine. C’est un chant d’adieu à l’amour et à la vie, bouleversant comme chaque fois que le héros s’imagine mort, l’aimée venant sur son tombeau.
Ci-dessus, les premières notes de Kuda, Kuda.
Lensky sait qu’Onéguine, son ami cynique, va le tuer. Pouchkine le fait mourir dans un duel absurde, une répétition de sa propre mort. Comme son héros, il mourra tué en duel. Comme s’il avait attiré sur lui la mort de Lensky, en l’écrivant.
– Dans Fedora de Giordano, Amor ti vieta, un air de cinq vers, si sublime, paroles et musique, fait basculer l’intérêt de la soprano au ténor. Caruso a créé le rôle du comte Loris Ipanof, qui l’a révélé.
Amor ti vieta di non amar.
La man tua lieve che mi respinge
cerca la stretta della mia man.
La tua pupilla esprime « t’amo »
se il labro dice « non t’amerò.
Tout est dit de l’amour qui refuse d’aimer, l’italien est tellement pur, l’harmonie si limpide que les mots semblent chanter avant d’être mis en musique. Il ne faut pas traduire, mais se laisser porter en attendant le 3 juin 2020 où Alagna sera Ipanof pour la première fois.
À la Scala.
Après sa prise de rôle d’Andrea Chénier, de ce même Giordano, l’année dernière, au Royal Opera House, on s’attend à un spectacle exceptionnel.
-Trois chansons, un sandwich
Avant le dernier air d’opéra, Alagna intercale en sandwich une chanson française entre deux napolitaines et il traite ces trois-là comme il vient de le faire avec chansons napolitaines, mais avec une visée, en tout cas un résultat, entièrement autre.
C’est d’abord, Caruso, de Lucio Dalla, dans une adaptation originale de Roberto Alagna, orchestrée par Yvan Cassar qui dirige l’orchestre. Ti voglio bene assaie, c’est la chanson de la mort du ténor. Elle commence dans un baiser de larmes devant une mer de tempête : Un uomo abbraccia una ragazza dopo che aveva pianto, un homme embrasse une petite après qu’elle a pleuré.
À peine Alagna a t-il ouvert la bouche que les applaudissements l’interrompent sans qu’il cesse chanter la mort et l’amour :
Ti voglio bene assaie ma tanto bene sai
Je t’aime tellement, tellement, tu sais.
pourtant:
C’est sa vie qui s’achève, mais lui c’est à peine s’il y pense,
Il se sentait heureux et il a recommencé son chant.
Ma si è la vita che finisce ma lui non ci penso poi tanto
Anzi si sentiva gia felice e riconcio il suo canto.
Comme sur la photo, le Caruso de la chanson se tient sur une vieille terrasse devant l’un des plus beaux décors du monde, le golfe de Sorrente, où il a décidé de revenir finir ses jours.
Ci-dessus, quelques jours avant sa mort, d’une septicémie suite à un accident au Metropolitan, Caruso dans son hôtel de Sorrente.
Entre deux chansons napolitaines, qui ne peuvent pas concevoir l’amour comme une chose légère ne faisant aucun mal à l’âme (et où donc est l’âme dans ce pas entendu qui conduit au « baiser brûlant d’émoi » et c’est tout ? mais, après tout, n’est-ce pas suffisant ce baiser dans un salon de grand-maman ?), Parce que (Because), Lorsque j’entends ton pas, de Guy d’Hardelot, qui est une femme en réalité, aurait pu sombrer sous sa joliesse. Ce serait oublier que les plus grands ténors l’ont repris, que Mario Lanza en a fait un tube en l’interprétant dans Le Grand Caruso.
Avec Alagna, ce « pas » séduit plus encore par le décalage entre une vision féminine de l’amour du temps passé repris par sa voix d’homme qui se déploie dans le satin, la soie et le velours pour faire danser sinon l’âme en entier du moins la tête et le petit bout du cœur.
Après cette incursion dans l’amour léger, retour à Naples avec le Comm’è bella … Tu ca nun chiagne de l’amour cruel.
Tu ca nun chiagne
e chiagnere me faie (napolitain),
Tu che non piangi,
e piangera mi fai (italien),
et en français:
« Toi qui ne pleures pas
et qui me fait pleurer. »
C’est d’Ernesto de Curtis.
L’amant pleure veut continuer, délectation de la souffrance, tant qu’on espère la faire cesser.
Questi occhi ti vogliono vedere,
ancora una volta!
« Ces yeux-là veulent te voir,
encore une fois ! »
-La Sicilienne de Cavalleria Rusticana
Il termine la troisième partie d’un concert qui, officiellement, n’en comportait que deux avec La Sicilienne de Turridu. En concert, il ne chante pas dans les coulisses le chant d’amour à Lola, mais au fond de la scène, près de la harpiste qu’il emmène ensuite devant pour partager les bravos avec elle. C’est ce qu’il fait toujours.
Il a déjà chanté deux fois Cavalleria cette saison. Il y en aura une autre cet été à Vérone et une autre à Hambourg.
Alagna ,Cavalleria Rusticana, Barcelone, décembre 2019.
Alagna, Cavalleria Rusticana, Berlin, septembre 2019.
SIGNATURE
Après avoir donné 15 airs, il dédicace son disque jusqu’à la fermeture du théâtre. Comme chaque fois, un flot de passion déferle sur lui. Les autres s’inquiètent pour lui, pas lui, derrière sa table, enfoui dans la foule qui vient sur lui de tous les côtés, à peine protégé par un insignifiant cordon et par un garde, les bras en croix, qui s’égosille à crier aux gens de reculer.
Ci-dessus : à l’issue du concert Caruso du 6 février 2020, sur la photo de gauche, Alagna signe devant le pilier de droite, englouti par le flot qui, photo de droite, continue de déferler vers lui.
Lorsqu’il s’inquiète, tout à la fin, ce n’est pas pour lui, mais d’avoir le temps de satisfaire tout le monde avant qu’on ferme.
Ci-dessus, après le concert Caruso, Alagna pendant la signature de son disque.
ALORS, ALAGNA CARUSO, C’EST QUOI ?
Alagna qui chante Caruso, c’est Alagna qui se reflète dans le miroir Caruso emmenant son public au plus intime de ce qu’il est à travers ses choix qui le révèlent.
Le résultat est un éventail grand ouvert de tout ce qui se chante dans tous les domaines. Ce pourrait être le désordre dans l’alternance de la tragédie avec la joie, c’est le contraire : une progression dans l’émotion parce que l’ensemble est pensé et construit comme un approfondissement, une montée en puissance. Le concert est une montagne, chaque sommet escaladé découvre un horizon différent, qui cache un autre sommet, qui sera à son tour gravi jusqu’à l’Himalaya.
Aux thèmes du bonheur de l’amour, de la trahison et de la mort, Alagna en ajoute trois : la nature, la mère et Dieu. Son incursion imprévue du côté de Heandel avec Ombra mai fu dit son amour pour la nature. S’il chante si souvent Santa Lucia, où il n’est pas question des mères, c’est pour dédier chaque fois la chanson à la sienne, Lucia car si Sainte Lucia n’est pas la patronne de Naples, elle est celle de Syracune où vit le jour Lucia, la mère du ténor. Dans Mamma mia, che vó sape? la maman est plus charnelle et davantage présente que l’amoureuse. Le cycle de la mère s’achève avec l’air de Néron, magnifique déploration sur sa perte. Dieu est dans les prières et les chansons, la mer, l’arbre et le paradis, il est là chaque fois qu’on louange la beauté de la création, la merveille d’une voix.
Et le concert d’Alagna en célébrait deux en une.
Ce qu’il fait découvrir à travers les hommages qu’il rend à Caruso, c’est lui, lui Roberto Alagna, lui déchiffré dans le regard qu’il porte sur Caruso jusqu’à la fusion quelques fois.
© Jacqueline Dauxois
Notes :
(1) Grasset, 2007.
(2) De Richard Thorpe, interprété par Mario Lanza.
(3) Demande à mes lecteurs : Est-ce que quelqu’un pourrait me donner la liste des airs chantés par Roberto Alagna hors programme, au concert de 2009 ?
(4) Certaines traductions de l’auteur s’écartent du mot à mot.
Annexes :
Programmes des concerts et titres du CD : « Caruso 1873 ».
1-Ci-dessous : progamme du 15 juin 2009.
2-Ci-dessous : les titres du CD.
3-Ci-dessous : programme du 6 février 2020.
Je suis impressionnée. Comment Jacqueline a-t-elle pu rendre compte de toutes les nuances du concert de Roberto ?
Elle me fait regretter de ne pas l’avoir entendu. Je me console avec le CD.
fabuleux article, bravo Jacqueline
C’est un parcourt fantastique pour Roberto Alagna 🤩🤩🤩🤩 je l’admire 💗💗💗💗💗💗