Roberto Alagna a donné trois représentations de Cavalleria Rusticana et Pagliacci au Deutsche Oper de Berlin les 13, 16 et 20 septembre 2019.
Il a été rejoint dans Paillasse par Aleksandra Kurzak, interprète de Nedda.
Les spectacles ont été précédés par deux répétitions : le mardi 10, Pagliaccio, le mercredi 11, Cavalleria Rusticana.
Chapitre 1
CAVALLERIA RUSTICANA
Des loges à la salle, les coulisses sont bordées de statues religieuses que le chœur va conduire sur la scène pour la procession de Pâques et on longe un échafaudage (photo ci-dessous). Au premier plan, l’escalier conduit les chanteurs jusqu’au pont qu’on voit au fond du cliché. Sur ce pont, qui occupe toute la largeur de la scène, Turridu et Lola se jettent dans les bras l’un de l’autre et font l’amour après les Sicilienne.
À la fin de l’histoire, une scène violente, qui se déroule sur le pont, sert de liaison avec Paillasse, reliant les opéras jumeaux de Mascagni et Leoncavallo.
Des coulisses à la salle, une ouverture étroite laisse entrevoir la fosse d’orchestre et le plateau avec le pont (ci-dessous).
Dans la salle, qui va rester vide, les plateaux des techniciens brillent dans la semi-pénombre.
Le décor est en place.
La répétition commence.
En Sicile.
Le matin de Pâques.
Dans les coulisses, Turridu chante son amour pour Lola, en sicilien. Le rideau est levé, le décor dans le noir. Conformément au livret, rien ne distrait de la beauté magique de cette voix qui proclame l’amour de Turridu pour Lola et annonce la mort le jour de la Résurrection.
Pendant les répétitions, seuls les solistes portent leurs costumes.
Ils ne sont ni maquillés ni coiffés.
Sans perruque, Santuzza est blonde.
Blonde ou brune, par elle, vient la mort.
C’est Alfio, le mari trompé, qui tire le couteau, mais c’est elle qui dénonce son amant.
Son amour l’éclaire.
Elle seule a compris que Turridu est revenu à Lola – qu’il aimait avant de partir pour l’armée, qu’il a trouvée mariée avec Alfio à son retour.
Sa jalousie l’aveugle.
Comme dans Senso, même si ce n’est pas elle qui accomplit le geste de mort, la jalousie d’Othello qui lui brasille au cœur assassine son amant.
Turridu, entre deux femmes qu’il approche d’une manière si différente qu’il ne s’y reconnait pas, lorsqu’il jure à Santuzza qu’il n’aime pas Lola, n’a pas conscience de lui mentir ; pourtant il ment. Il ne peut pas faire autrement, mais le mensonge est l’arme du diviseur et jamais Satan ne se déchaîne davantage que le jour de Pâques où la Sicile célèbre le Ressuscité avec ferveur.
Comme lui, partagé entre l’amour légitime (Santuzza à qui il a promis le mariage) et l’amour adultère (Lola), le plateau est divisé. Côté jardin, le café de Mamma Lucia, la mère de Turridu (pourquoi les couleurs du drapeau italien dont il est peint sont-elles inversées?) ; côté cour, l’église figurée par les ornements religieux d’une piété fervente : statues de la Vierge, Christ, peintures, bannières brodées. Entre les deux, un praticable : c’est la place du village.
Turridu essaie d’apaiser Santuzza, lorsque Lola, qui se rend à la messe de Pâques, fait son entrée, annoncée par son chant.
À la fin de la messe, la place se remplit.
Turridu convie le village à boire et fait de Lola la reine de la fête.
Tout ce qu’à montré Alagna jusque-là, les émotions contradictoires qui déchirent Turridu, l’amour, la compassion, la tendresse, l’impuissance à rendre Santuzza heureuse, le désir de lui échapper, d’être libre à nouveau, tout explique son explosion rendue plus déchaînée par le danger.
Son exaltation, depuis qu’il a levé le premier verre d’un brindisi qu’Alagna rend étourdissant, est une marche sur la corde raide, l’abîme sous lui.
Effrayée par ce fauve royal qui la regarde comme s’il ne l’avait pas déjà dévorée, Lola hésite avant de se laisser séduire devant tout le village.
La joie meurt d’un coup.
Santuzza a dénoncé les amants au mari. Alfio a dit qu’il ne pardonnerait pas.
À son arrivée sur la place, Turridu lui offre à boire, comme aux autres. Si c’est de la provocation, il n’a pas le choix. L’honneur le lui commande, comme il commande à Alfio de refuser. Turridu, qui voudrait vivre, défie Alfio et va mourir sous le torride soleil sicilien et le soleil plus aveuglant de la Résurrection. C’est le sujet de l’opéra, la chevalerie paysanne, la cavalleria rusticana.
La voix d’Alagna demande à la « Mamma » de Turridu de prier Dieu pour lui : Per me pregate Iddio, on frémit et il part, réclamant encore un baiser à sa mère.
On ne le verra plus.
D’habitude, on ne le revoit plus.
Sauf qu’ici, du haut du pont qui a servi à ses amours après la Sicilienne, les sbires d’Alfio font basculer son corps, qui s’écrase par terre. Visuellement, rien de sanglant, aucune mare de grand-guignol n’accompagne la chute. Mais le mannequin pèse un poids d’homme et on tressaille au bruit sourd du choc.
Pour qui aurait oublié le caractère sauvage de la profanation d’un corps, plus grave encore un jour de Pâques, l’incarnation de Roberto Alagna est si bouleversante, il est tellement assimilé à son personnage et nous implique si profondément dans le destin de Turridu, qu’il faut un moment au spectateur pour quitter la réalité de la fiction et revenir à celle de la vraie vie.
Pendant la répétition, le sourire d’Alagna, tenant sa partenaire par la main et tournant le dos au cadavre de Turridu (sur la photo ci-dessous, on aperçoit le mannequin mort derrière eux) a facilité le retour sur terre. L’entracte joue le rôle de ce sourire pendant les représentations.
Pendant la répétition, on se demande pourquoi les chanteurs discutent autour de ce sinistre mannequin que personne n’enlève.
Au lever de rideau sur Pagliacci, le mannequin est jeté encore une fois et Tonio chante le prologue devant le corps de Turridu.
Pour le moment, Roberto Alagna et Eve-Maria Westbrock sont acclamés devant le rideau rouge et c’est l’entracte.
À suivre le chapitre deux, Pagliacci, avec Roberto Alagna et Aleksandra Kursak.
Pour mémoire :
http://www.jacquelinedauxois.fr/2018/01/20/roberto-alagna-dans-cavalleria-rusticana-et-i-pagliacci-au-metropolitan-opera-de-new-york-janvier-2018-chapitre1
© Jacqueline Dauxois