De Noël à Pâques, de Dickens à Khomiakov, la métamorphose d’un texte.
En 1843, Charles Dickens publie à Londres une nouvelle pour la jeunesse : A Christmas Carol in prose being : A Ghost Story of Christmas.
L’année suivante, en Russie, Alexis S. Khomiakov traduit le texte, ou plutôt, l’adapte. Il faut attendre 2019 pour qu’il paraisse en français pour la première fois, sous le titre : Le Dimanche Lumineux (éditions Apostolia Junior, 2019). La couverture inspirée d’Ivan Kuleff (1) ne raconte rien, mais explique tout : Christmas Carol est un livre pour la jeunesse, pas Le Dimanche lumineux.
Malgré des ressemblances évidentes, le plan est le même, les épisodes se suivent dans le même ordre mais il ne s’agit pas du même livre et bien que peu d’éléments aient été transformés, Khomiakov, qui décale le récit, ne traite pas le même sujet que Dickens. Le glissement, qui peut sembler un détail : l’histoire se passe non plus la veille de la Nativité, mais celle de Pâques, est fondamental ; Dickens privilégie l’Incarnation, Khomiakov la Résurrection. Mais en passant de Noël à Pâques, on quitte le réalisme occidental pour une conception spirituelle orientale, on abandonne le protestantisme anglais pour l’orthodoxie russe. Or, rien n’est plus juste que ce décentrage vers Pâques, car le récit n’est pas celui d’une incarnation. Le vieux grigou, quand commence l’histoire, est très bien incarné : âgé, méchant, avare, l’âme racornie. Ses rencontres successives avec les spectres provoquent un cheminement jusqu’à la résurrection de son âme. Pâques est donc une nécessité organique dans la nouvelle de Khomiakov, qui abandonne le décor attendrissant de Noël et ne se soucie pas du caractère social dont elle est investie chez Dickens, pour montrer une marche vers la libération.
Dès lors, tout le récit s’intègre dans ce changement de perspective. Les descriptions qui, chez Dickens, plantent un décor, chez Khomiakov sont des visions de l’âme : les intérieurs des maisons, les rivages sauvages, le phare en pleine mer, la neige sur un talus, ou ces brèves images qui semblent de science fiction où la ville s’enfonce dans la terre. Rien n’est décor dans Le Dimanche Lumineux, les descriptions sont nécessaires et leur beauté tient à ce qu’elles sont un reflet, une traduction, une adaptation de la réalité du retournement progressif d’un être qui avait perdu, avec son âme, son cœur. Ainsi, chaque nuage, chaque lune correspond à un mouvement de l’esprit en train de renaître, brisant la gangue de mortelles passions pour découvrir la beauté résurrectionnelle du Dimanche Lumineux, passerelle d’éternité.
La nouvelle de Charles Dickens, histoire édifiante pour la jeunesse, et très bien illustrée par John Leech, n’est pas celle que raconte Khomiakov, bien qu’il utilise des éléments analogues. Du social au spirituel, on a changé de monde, et le monde aussi a changé. Le grigou impitoyable, si repérable à l’œil nu au XIXe siècle, a été complètement escamoté au XXe et XXIe siècle, époques hypocrites comme il n’en fut jamais où tout le monde se cache derrière le même visage aseptisé, où le mal ne se reconnaît plus d’un regard.
Que peut comprendre un enfant d’aujourd’hui à l’histoire d’un vieux crochu, odieux et méchant, pourri par un argent dont il ne fait rien pour lui ni pour les autres, et qui, terrorisé par les visions suscitées par les esprits, conçoit une telle peur de sa propre mort qu’il desserre soudain les cordons de sa bourse pour répandre autour de lui la joie et les bienfaits ? Il n’en retiendra rien car le personnage ne fait plus partie de l’actuelle comédie humaine.
Dickens a écrit pour les enfants, Khomiakov qui, en son temps, écrivait probablement lui aussi cette adaptation pour les enfants de son époque, aujourd’hui s’adresse à des adultes capables de transposer son texte comme il l’a fait lui-même. Le grigou, c’est chacun de nous, muré sans son égoïsme et attendant que les spectres du passé et ceux de l’avenir provoquent le retournement salvateur. C’est la parabole du pauvre Lazare justifié sous les yeux d’un méchant qui supplie Dieu de lui permettre de revenir sur terre pour prévenir ses frères, mais c’est trop tard ; dans ce récit à deux auteurs, au contraire, il n’est pas trop tard : la frayeur d’une mort solitaire, et l’égoïsme (mais oui !) poussent le vieillard à faire enfin le bien. Le vieux méchant est radicalement transformé. L’histoire cesse d’être un conte et devient vérité, l’âme en perdition ressuscite à l’amour. Alors, ce ne sont évidemment pas les pipeaux des bergers qui résonnent devant la grotte de Bethléem, ce sont les cloches de Pâques qui carillonnent à la volée.
Parce qu’Il est vraiment ressuscité !
© Jacqueline Dauxois
Note (1) : La couverture est une illustration empruntée au cycle sur l’Apocalypse, 4, 1.
Sur l’œuvre d’Ivan Kuleff voir la récente publication des illustrations de l’Ecclésiaste, aux Éditions de la Présentation (2019) et Le Livre de Tobit (2013).
Voir aussi sur le site l’article sur une exposition qui lui a été consacrée en 2019 :
https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/01/31/ivan-kuleff-temoin-des-anges