Roberto Alagna dans L’Elisir d’Amore à l’Opéra de Paris Bastille, en 2016

L’Elisir d’Amore, le Nemorino de Roberto Alagna.

SOUS LE SIGNE D’ISEULT

Lorsque Roberto Alagna assure que Cyrano rassemble en lui les autres personnages, côté amour, en tout cas, il y en a un que Cyrano contient très bien, c’est  Nemorino.

Le délicieux benêt, le petit paysan amoureux d’une coquette rappelle le bretteur au nez démesuré, qui aime, mais qui peut-il aimer avec, au milieu de la face, ce perchoir pour les petits oiseaux ? il aime, « mais la plus belle ! »  Comme Nemorino, le sans le sou, est éperdu pour la plus riche, l’instruite qui lit aux paysans ébahis l’histoire des amours  « della crudela Isotta » pour laquelle « il bel Tristano ardea ». Cyrano et Nemorino sont tous les deux épris de femmes inaccessibles, c’est beaucoup plus intéressant pour le palpito que de se satisfaire de l’ordinaire, surtout quand on l’obtient, cet impossible amour, alors que ce soit dans le rire ou les larmes, à temps ou in extremis, peu importe.

Cependant, l’histoire que raconte Adina n’a rien à voir avec le couple légendaire. On ne rencontre jamais, dans les textes du Moyen-Âge rassemblées par  Bédier, une cruelle Iseult qui ferait languir Tristan ni un Tristan qui se procurerait un élixir auprès d’un magicien. Une histoire si banale n’aurait jamais défié les siècles ni exalté les amants. Comme dans une soirée pourrie où on peut avaler n’importe quoi, les vrais héros de la légende ignorent qu’au lieu de l’eau, ils boivent un philtre destiné au roi Marc et à Iseult qui vont se marier.  Dès lors, s’enclenche une tragédie à laquelle ni eux ni le roi ne peuvent échapper. Mais ils ignorent ce qu’ils boivent. Ce sont les autres qui se sont occupés d’assurer le bonheur d’Iseult et de Marc. Le breuvage qui devait lier les époux conduit les amants au désespoir d’amour, à la jalousie, à la mort. Que viendrait faire dans L’Elisir d’Amore la tragédie de la passion qui enchaîne éros et thanatos? Rien du tout.

Romani, le librettiste, était inévitablement conscient de l’incompatibilité des deux registres. Mais les auteurs ont des faiblesses et, loin de renoncer à placer sous le parrainage de sa « cruelle Iseult », complètement inventée par lui, une bluette campagnarde où elle n’a pas sa place, en quelques lignes, il a  dénaturé les amours du couple légendaire pour les mettre en accord avec une comédie  à laquelle Donizetti, en quinze jours dit-on, a su donner des ailes de musique.

Alagna chante Nemorino depuis ses débuts. Ne lui demandez pas combien de fois il l’a chanté, il répondrait qu’il ne sait pas.

NEMORINO DE LA JEUNESSE

Au Met, on peut voir les documents du spectacle de 1996 et 1999 aux Archives, y compris les photos. Aux Archives, alors que les répétitions de la Carmen de 2014 m’étaient interdites, j’ai obtenu l’autorisation de photographier les photos. A cette même époque, il chante et enregistre L’Elisir à Lyon (DVD Decca, 1997 et 2002).

 

Le Nemorino de Lyon, à gauche, celui du Met ci-dessous.

Entre 1996 et 1999, Alagna a coupé les cheveux de Nemorino.

  Ennoir et blanc, photos d’archives du Metropolitan Opéra de New York

Quatre mois après l’enregistrement à Lyon, il donne encore un Elisir au Met  suivi de près par un autre à Vienne et, fin 1999, un autre encore au Met. Ensuite, pendant quinze ans, il a pu croire qu’on ne le lui demanderait plus.

QUINZE ANS APRÈS

En 2012,  le Royal Opera House annonce Alagna dans L’Elisir d’Amore.

C’est une production de Laurent Pelly, donnée en 2006 à l’Opéra de Paris, en collaboration avec le Royal Opera House.

Trois ans après Londres, Alagna reprend ce Nemorino à l’Opéra-Bastille, en 2015, et en 2017, de nouveau, au ROH.

Lorsqu’il en parle pour la première fois, en 2014, il est comme un enfant à  son premier  Noël. « Je vais chanter à Londres coup sur coup L’Elisir et Turandot. S’ils me le demandent, c’est qu’ils se disent, il en est capable !  Un chanteur, qui aura cinquante-quatre ans et qui va chanter L’Elisir et Turandot, c’est du jamais vu ! » Il ne savait pas encore qu’il serait grand-père à ce moment-là, il aurait probablement jubilé davantage. Non qu’il aime à vieillir, personne n’aime ça, mais il change le temps qu’il subit en un défi de plus à relever

ENTRE PARENTHÈSES, AVANT ET APRÈS LE NOUVEAU NEMORINO

Pendant les dix-huit mois qui ont précédé son Nemorino de Paris,  à Orange, il a donné son premier Otello, formidable de grandeur et d’amour, qui meurt comme Roméo, de trop aimer, qui transforme la mortelle jalousie et le stupide mouchoir en un tremplin de tendresse désespérée. À Orange, où trois fois huit mille six cents spectateurs l’ont entendu, on a découvert à quel point Otello réclamait une voix solaire comme la sienne.

Ci-contre, Otello, qui s’est tué, tombe en croix sur le corps de Desdémone (Orange, pré générale, 2014).

Sans cette lumière du timbre, les ténèbres qui entrainent le Maure à sa perte ne sont pas assez profondes.

Peu après, il a incarné pour la première fois le Lancelot du Roi Arthus à L’Opéra-Bastille.

Pour la première fois, il a été Vasco de Gama à Berlin.

Après L’Elisir, en 2016, viendra son Éleazar de La Juive à Munich. Pour Éléazar, il a coupé les cheveux de Nemorino. Dans Cyrano, c’était dommage qu’ils n’aient pas eu le temps de repousser en une nuit. La perruque avait l’air languissant. La moustache et la barbe respiraient la mélancolie. Rien de tout ça, terne et plat, ne lui ressemble. Dès qu’il était en scène, les cheveux semblaient voler, la moustache devenait conquérante et la barbe altière, mais comment croire que cela arrive tout seul? c’est peut-être au prix d’un effort supplémentaire qu’il transforme sur lui ces choses inanimées pour leur insuffler sa vie, les faire non pas siennes, mais celle de ce Cyrano -qui est lui, tant qu’il est sur scène ?Dans Otello, qui portait comme Cyrano cheveux longs, barbe et moustache, tout était vrai, des cheveux à la pointe de la barbe qui d’ailleurs n’avait pas de pointe, mais un arrondi qui soulignait la forme du visage. Juste, il avait foncé la couleur.

FACE À FACE

Pendant  quinze ans, forcément, les spectateurs, en sont restés au premier Nemorino,

petit prince  tendre et boudeur, d’une irrésistible drôlerie, plein d’un humour cocasse, romantique, rieur et tendre, à peine polisson.

Le nouveau Nemorino d’Alagna a causé un électrochoc.

Ci-dessous : à quinze ans d’intervalle, l’apache aux yeux de porcelaine, ébouriffé d’ivresse, toujours le même et toujours différent.

La production de 2006, pour ceux qui s’en étaient tenus là et n’avaient pas entendu l’Adina d’Anna Netrebko, avait laissé un souvenir pâlot. Mise en scène et décors amusaient, bien que la transposition dans les années cinquante ait déjà beaucoup  servi. L’énorme meule, la buvette isolée sur une route paysanne, le petit chien rempli d’humour, les vélos, vespas et véhicules crachotants, l’invraisemblable camion de Dulcamara, les étoiles de la Furtiva lagrima, séduisaient. Seulement, rien d’autre ne vous laissait de souvenir. On rentrait chez soi écouter le fabuleux Pavarotti, qui ne bougeait pas d’un pouce mais dont la voix vous transportait au paradis et regarder de DVD de l’incroyable Alagna, qui vous transportait pareillement et, en plus, bondissait sur la table du mariage, cabriolait, et semblait s’amuser sur scène autant qu’il ravissait son public. Ce Nemorino-là, c’était fini, Alagna en créait un autre, complètement différent, aussi inoubliable que celui des vertes années.

LE NOUVEAU NEMORINO

Qu’est-ce qui fait le génie de la création ? qu’est-ce qui fait que les autres sont des interprètes ? et qu’il est autre chose ?Du spectacle de Pelly, qu’on croyait sans relief, il a fait une œuvre  passionnante. Si, avant de prendre sa place dans la salle, on rechignait à l’idée de voir Nemorino en marcel, salopette et bottes en caoutchouc au lieu de costumes qui font rêver, il suffisait qu’il entre en scène et ouvre la bouche : de la salopette et des bottes, on ne voulait plus s’en passer. Dans une comédie, il conduit son Nemorino jusqu’à ces pointes extrêmes où culmine la passion. Il mélange rire et tragédie, presque simultanément.

Un exemple ?

LA SCÈNE D’ORGIE CAMPAGNARDE

Ce n’est pas chaque fois qu’Alagna peut emmener son personnage explorer, dans les bras des reines de l’Antiquité, les dionysiaques mystères des nuits de Walpurgis. Là, c’est la gaudriole campagnarde. Nemorino est ivre d’amour depuis le commencement, mais le bordeaux, qu’il imagine un élixir, lui a mis du rouge aux joues. Il ignore d’abord qu’il est devenu riche.

Il attribue à l’élixir du charlatan Dulcamara le miracle de la ruée des femmes vers lui.

Ses yeux brillent de tout ce qu’on éprouve à ces moment d’ivresse et d’euphorie quand exultent les corps.

Et là, soudain, en pleine bacchanale, de l’Alagna tout pur,  ça dure une seconde, son regard a basculé, les yeux de Nemorino ont deviné avant lui ce qu’il n’a pas encore appris : il est riche désormais et ce qu’elles aiment en lui, ces hystériques brusquement déchaînées, ce n’est pas lui, c’est la fortune léguée par son oncle défunt. Peut-être, l’espèce d’un éclair, ne voit-il plus des  femmes autour de lui mais de petits gigots remuants. Regard étonnant, qui, au milieu de l’orgie, cesse de s’amuser, affirme sans un mot que Nemorino est resté le même, celui qui va chanter la Lagrima. C’est dans la maturité qu’Alagna puise ce regard qui d’ailleurs peut-être lui a échappé à lui-même. Pareille profondeur ne pouvait pas exister dans sa première jeunesse, elle lui vient de la maturité. C’est avec elle qu’il renouvelle sa jeunesse. Après le déchaînement, retour au calme, à la pensée d’Adina, à la tendresse.

LE MYSTÈRE DE SA VOIX

Égale en beauté depuis sa jeunesse,  sa voix, timbre somptueux, aigus de velours, de moire et de soie, se joue du « Quanto è bella, quanta è cara » et de ses changements de registre, s’amuse comme un chat avec une pelote avec « La Barbara » qu’il chante au sommet d’une échelle, en ajoutant un zeste de « O Sole mio », de sorte qu’on se demande si on a bien entendu ou si on a eu une vision dans l’oreille. Sa voix est si jeune, si héroïque lorsque Nemorino affirme: « Voglio morir soldato », sa voix, lorsqu’elle chante la Lagrima, cloue les fauteuils. Grâce à l’Opéra de Paris qui, depuis Le Cid (2015 au Palais Garnier), m’accorde les autorisations qui permettent à mon  travail de se poursuivre, je n’ai pas manqué une répétition ni une représentation de cet Elisir.

Dans les coulisses où on circule, on bouge, on parle constamment, quand il montait sur sa meule, c’était comme dans les contes lorsqu’un coup de baguette magique rend le monde immobile. Tout se figeait pour l’écouter.

À quinze ans d’intervalle, le même regard…

le même sourire…

Dans la salle,  les respirations s’arrêtent. Plus de gorge qui se racle ni aucun de ces bruits incongrus que produisent les spectateurs.  Sa voix et son visage traduisent tant d’amour, de détresse et d’espoir. Sa voix est agile et forte, souple et enlevée comme le sont ses muscles. Il est capable de soulever Adina, de prendre des meules à bout de bras comme un lutteur de foire. Il caracole sur cette pyramide, monte et descend, bondit. Il chante en dansant, en faisant le fou et l’ivrogne. Et pour la lagrima, immobile, tout seul, calé dans son foin, les ampoules figurant les étoiles au-dessus de lui, la puissance de sa voix est d’autant plus bouleversante qu’il la contient jusqu’aux limites de l’impossible, sans la priver d’aucune nuance, sans que le timbre jamais ne s’étouffe dans ce qui devient un chuchotement prodigieux. Il parvenait ainsi parfois jusqu’au murmure pour que le silence, dans la salle, se creuse plus profond à la rencontre de ce que l’âme de Nemorino, passée au filtre de celle de Roberto Alagna, avait à dire aux nôtres.

UN COUPLE DE CHANTEURS

La vérité de ce nouveau Menorino tient aussi à la qualité de sa partenaire, Aleksandra Kurzak, idéale Adina. Amusante, piquante, séduisante, enfantine, boudeuse, prise à son propre jeu. Aleksandra, qui chante Chopin avec une pureté incomparable, s’envole ici sans peine dans des aigus très purs qu’elle tient comme en se jouant.


A chacun sa meule, ou une meule pour deux ?

Alagna dit que l’élixir de 2012, à Londres, a très bien fonctionné entre Adina et Nemorino. C’est si vrai qu’Aleksandra a donné à Roberto une petite fille, née pendant qu’il chantait Werther à l’Opéra-Bastille. Aleksandra s’est à peine arrêtée de chanter pour mettre leur bébé au monde et elle est remontée sur les planches.

Ils ont rechanté ensemble cet Elisir à Paris.

La cinquième représentation, celle du 14 novembre 2015, a été annulée. C’était le lendemain des attentats du Bataclan, du massacre des consommateurs aux terrasses des cafés et de l’attaque au Stade de France. Pour la sixième, le 18, qui en réalité était donc la cinquième, ils ont chanté La Marseillaise devant le public qui pleurait. Polonaise, Aleksandra déchiffrait l’hymne du pays de son mari, les yeux lourds de larmes.

En juin 2017, ils reprennent L’Elisir à Londres. Les attentats continuent. On n’a plus l’impression qu’on va pouvoir y échapper.

Mais Roberto Alagna a toujours dit que l’Opéra était le dernier refuge de nos rêves. C’est vrai plus que jamais alors que la mort peut surgir n’importe quand et n’importe où. C’est peut-être pourquoi il travaille plus que jamais, lui, l’infatigable créateur des plus beaux de nos rêves.

Vus des coulisses, Adina et Nemorino quittent la scène à bicyclette.

Dans les coulisses, monsieur et madame Roberto Alagna

Après l’Elisir, ils chantent ensemble Turandot, en juillet 2017, au ROH.

Après Turandot, Roberto Alagna vient à Paris,  le 16 juillet, donner le dernier Carmen de la saison.

© texte et photos Jacqueline Dauxois

© Archives du Metropolitan Opera de New York

6 réflexions sur “Roberto Alagna dans L’Elisir d’Amore à l’Opéra de Paris Bastille, en 2016

  1. quelle bonne idée, avec un opéra que Roberto chante depuis toujours,l’Elixir d’Amour, de montrer l’évolution du jeu de Nemorino ,les interprétations qu’il donne du personnage ,

  2. C’est avec un réel plaisir que je lis toutes vos interventions des différents opéras qu ‘ interprète notre ténor national et international .
    Pages que je m’ empresse d’imprimer! Et je commence à avoir une belle collection grâce à vous. Merci. Mais il manque les derniers, ( Palerme , Munich , Vienne et peut être Berlin , j’ espere surtout que ce Lohengrin se fera !!!)
    Mais vous ne pouvez aller partout avec les restrictions actuelles !

    1. Puisque vous êtes une fidèle, vous allez découvrir qu’il ne vous manque rien. Que j’ai posté plusieurs articles de fond sur « Cav/Pag » et « Madama Butterfly ».
      Pour en savoir davantage sur « Lohengrin », en attendant mon article sur le site, je vous invite à visiter mon récent FaceBook, créé à l’origine pour le lancement de mon roman paru aux éditions Michel de Maule en octobre dernier : »Le Mémorial des Anges oubliés ».

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